Le clavecin oculaire

 

Bleu, ut ; céladon, ut dièse ; vert, ré ; vert olive, ré dièse ; jaune, mi ; aurore, fa ; orangé, fa dièse ; rouge, sol ; cramoisi, sol dièse ; violet, la ; agathe, la dièse ; turquin, si…

Alors que je m’amusais à compiler cette suite d’effets de couleur, vus et photographiés, jour après jour, à ma fenêtre, j’ai songé que j’étais là en train de jouer du clavecin oculaire ! Je m’essayais de la sorte à la pratique énigmatique dont le Père Castel, au XVIIIe siècle, a défendu le principe, et dont il a tenté de montrer l’efficience, en lui dédiant un instrument conçu tout exprès.

Je reviens ici sur l’histoire du clavecin oculaire, et, plus encore, sur celle du Père Castel. Excellent organiste, bon mathématicien, âme sensible, le Père Castel était avant tout un homme de foi. La foi constitue chez lui le ressort essentiel et principal de la pensée. A ce titre, elle inspire le génie de l’inventeur, et il s’en suit que l’aventure intellectuelle ne se distingue aucunement ici de l’expérience spirituelle. C’est là, selon moi, ce qui rend l’histoire du Père Castel si forte et si passionnante.

En 1725, dans le Mercure de France, Louis Bertrand Castel, père jésuite, annonce qu’il se propose de créer un « clavecin oculaire ». Le concept suscite de vifs débats parmi les savants et les philosophes. Il fait l’objet d’un article de l’Encyclopédie :

Clavecin oculaire, (musiq. & opt.) : instrument à touches analogue au clavecin auriculaire, composé d’autant d’octaves de couleurs par tons & demi-tons, que le clavecin auriculaire a d’octaves de sons par tons & demi-tons, destiné à donner à l’âme par les yeux les mêmes sensations agréables de mélodie & d’harmonie de couleurs, que celles de mélodie & d’harmonie de sons que le clavecin ordinaire lui communique par l’oreille.

Semblablement au Père Kircher, dont la Musurgia universalis, encyclopédie de la musique, fait autorité depuis 1650, le Père Castel tient qu’il y a en toutes choses une disposition vibratoire, qui, éveillée par le Verbe et par le souffle de l’Esprit, fait venir, sur le mode de la résonance, la couleur et le son. Il tient également que les couleurs et les sons se répondent, en vertu de l’universelle harmonia, i. e. de la « ténébreuse et profonde unité » assignée au monde par le souffle l’Esprit.

Ci-dessus : illustration empruntée à la Musurgia universalis sive ars magna consoni et dissoni (1650), volume 2, de Athanasius Kircher ; ouvrage disponible sur le Service Commun de la Documentation de l’Université de Strasbourg.

Le Père Castel a tenté, toute sa vie durant, d’obtenir la fabrication de son clavecin oculaire. Il imaginait un clavecin dont le clavier actionnerait à la fois le mécanisme de pincement des cordes et le système d’affichage des couleurs. Ménagé par des trappes alternativement ouvertes ou fermées, celui-ci aurait fonctionné à l’aide d’un jeu de rubans, d’étoffes peintes, ou de lanternes équipées de verres prismatiques. Le Père Castel n’a trouvé hélas ni le financement ni le facteur de génie, également nécessaires, tous deux, à la réalisation de son projet. Egidio Romualdo Duni ((Originaire du royaume de Naples, Egidio Romualdo Duni (1709-1775) a d’abord été le rival de Pergolese. Il s’installe en 1757 à Paris, où il compose, sur des paroles du librettiste Charles Simon Favart, une dizaine d’opéras-comiques à succès.)) célèbre compositeur peint ci-dessous par Louis Carrogis, dit Carmontelle (1717-1806), continue tranquillement de jouer du clavecin habituel.

De façon plus essentielle, les physiologues ont reproché au Père Castel de méconnaître les lois de fonctionnement de nos récepteurs sensoriels. On ne saurait, disaient-ils, ni voir le son, ni entendre la couleur, puisque la vue et l’ouïe intéressent des organes différents, non susceptibles de fonctionnement croisé. Mais ils passent sous silence l’étrange phénomène des synesthésies.

Les physiciens, de leur côté, jugent hautement improbable qu’on puisse établir entre les ondes lumineuses et les ondes sonores une correspondance autre que fantastique ou purement arbitraire.

Les musicologues, quant à eux, observent que le son n’est pas soluble dans la couleur, parce qu’il a son propre milieu de propagation qui est le temps,et qu’il demeure en cela irréductible au milieu de la couleur, qui est l’espace. Jean Jacques Rousseau musicologue récuse très fortement l’intérêt du type d’instrument imaginé par le Père Castel :

J’ai vu ce fameux clavecin sur lequel on prétendait faire de la musique avec de la couleur. C’est bien mal connaître les opérations de la nature, de ne pas voir que l’effet des couleurs est dans leur permanence et celui des sons dans leur succession.

Toutes les richesses du coloris s’étalent à la fois sur la face du la terre ; du premier coup d’oeil tout est vu. Mais plus on regarde et plus on est enchanté ; il ne faut plus qu’admirer et contempler sans cesse.

Il n’en est pas ainsi du son ; la nature ne l’analyse point et n’en sépare point les harmoniques : elle les cache au contraire sous l’apparence de l’unisson ; ou, si quelquefois elle les sépare dans le chant modulé de l’homme et dans le ramage de quelques oiseaux, c’est successivement, et l’un après l’autre ; elle inspire des chants et non des accords, elle dicte de la mélodie et non de l’harmonie. Les couleurs sont la parure des êtres inanimés ; toute matière est colorée : mais les sons annoncent le mouvement ; la voix annonce un être sensible ; il n’y a que des corps inanimés qui chantent. […].

Ainsi chaque sens a son champ qui lui est propre. Le champ de la musique est le temps, celui de la peinture est l’espace. Multiplier les sons entendus à la fois, ou développer les couleurs l’une après l’autre, c’est changer leur économie, c’est mettre l’œil à la place de l’oreille, et l’oreille à la place de l’œil. ((Jean Jacques Rousseau, Ecrits sur la musique, Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale, 1761, ch. XVI.))

Ci-dessus : Bernard de Haller, Eternité.

Diderot, enfin, se gausse du clavecin oculaire dans un passage des Bijoux indiscrets. Installé dans le cabinet des dames, le clavecin oculaire fait ici office d’arbitre des élégances, i. e. de nuancier à chiffons…

J’accompagnai les dames dans leur appartement. Après avoir traversé plusieurs pièces, nous entrâmes dans un cabinet, grand et bien éclairé, au milieu duquel il y avait un clavecin. Madame s’assit, promena ses doigts sur le clavier, les yeux attachés sur l’intérieur de la caisse, et dit d’un air satisfait :
– Je le crois d’accord.
Et moi, je me disais tout bas : – Je crois qu’elle rêve ; car je n’avais point entendu de son…
– Madame est musicienne, et sans doute elle accompagne ?
– Non.
– Qu’est-ce donc que cet instrument ?
– Vous l’allez voir. Puis, se tournant vers ses filles : – Sonnez, dit-elle à l’aînée, pour mes femmes.
Il en vint trois, auxquelles elle tint à peu près ce discours : – Mesdemoiselles, je suis très mécontente de vous. Il y a plus de six mois que ni mes filles ni moi n’avons été mises avec goût. Cependant vous me dépensez un argent immense. Je vous ai donné les meilleurs maîtres ; et il semble que vous n’avez pas encore les premiers principes de l’harmonie. Je veux aujourd’hui que ma fontange soit verte et or. Trouvez-moi le reste.
La plus jeune pressa les touches, et fit sortir un rayon blanc, un jaune un cramoisi, un vert, d’une main ; et de l’autre, un bleu et un violet.
– Ce n’est pas cela, dit la maîtresse d’un ton impatient ; adoucissez-moi ces nuances.
La femme de chambre toucha de nouveau, blanc, citron, bleu turc, ponceau, couleur de rose, aurore et noir.
– Encore pis ! dit la maîtresse. Cela est à excéder. Faites le dessus.
La femme de chambre obéit ; et il en résultat : blanc, orangé, bleu pâle, couleur de chair ; soufre et gris.
La maîtresse s’écria :
– On n’y saurait plus tenir.
– Si madame voulait faire attention, dit une des deux autres femmes, qu’avec son grand panier et ses petites mules…
– Mais oui, cela pourrait aller…
Ensuite la dame passa dans un arrière-cabinet pour s’habiller dans cette modulation. Cependant l’aînée de ses filles priait la suivante de lui jouer un ajustement de fantaisie, ajoutant :
– Je suis priée d’un bal ; et je me voudrais leste, singulière et brillante. Je suis lasse des couleurs pleines.
– Rien n’est plus aisé, dit la suivante ; et elle toucha gris de perle, avec un clair-obscur qui ne ressemblait à rien ; et dit : – Voyez, mademoiselle, comme cela fera bien avec votre coiffure de la Chine, votre mantelet de plumes de paon, votre jupon céladon et or, vos bas cannelle, et vos souliers de jais ; surtout si vous vous coiffez en brun, avec votre aigrette de rubis.
– Tu veux trop, ma chère, répliqua la jeune fille. Viens toi-même exécuter tes idées.
– Le tour de la cadette arriva ; la suivante qui restait lui dit :
– Votre grande soeur va au bal ; mais vous, n’allez-vous pas au temple ?
– Précisément ; et c’est par cette raison que je veux que tu me touches quelque chose de fort coquet.
– Eh bien ! répondit la suivante, prenez votre robe de gaze couleur de feu, et je vais chercher le reste de l’accompagnement. Je n’y suis pas…, m’y voici… non… c’est cela… oui, c’est cela… vous serez à ravir… Voyez, mademoiselle : jaune, vert, noir, couleur de feu, azur, blanc et bleu ; cela fera à merveille avec vos boucles d’oreilles de topaze de Bohême, une nuance de rouge, deux assassins, trois croissants et sept mouches…
Ensuite elles sortirent, en me faisant une profonde révérence. Seul, je me disais : – Elles sont aussi folles ici que chez nous. Ce clavecin épargne pourtant bien de la peine.
((Denis Diderot, Les Bijoux indiscrets, ch. XIX, « De la figure des insulaires, et de la toilette des femmes », anno 1748))

Ci-dessus : François Boucher (1703-1770), La marquise de Pompadour.

Plus question ici de voir le son ni d’entendre la couleur, encore moins d’aspirer à la révélation de l’harmonia mundi. Déliée de tout rapport avec la gamme sonore, coupée ainsi du possible des correspondances, exclue par là du champ de l’universelle harmonia, la gamme chromatique ne se décline plus alors, sur le mode de la physique amusante, qu’afin d’aider au choix vestimentaire, à la démonstration du bon goût, que la société, la mode, ou la subjectivité, comme on sait, seuls commandent.

Le Père Castel assigne à la couleur un statut autrement sérieux. Il use, pour s’en expliquer, de l’exemple d’Iris, ou de l’arc-en-ciel. Le fait est certain, dit-il – l’arc-en-ciel le prouve – : les couleurs ont leurs tons précis qui suivent entre eux les mêmes proportions que les tons de la musique. L’oreille entendant un son se divise harmoniquement, et représente à l’âme non seulement l’accord parfait de ce son, mais encore son système harmonique naturel. L’œil en fait autant. C’est ce « système harmonique naturel », commun à la couleur et au son, et plus généralement à tout sensible, qui, mis en oeuvre par le Verbe et par le souffle de l’Esprit, se déploie dans le jeu du clavecin oculaire comme il se déploie dans l’arc-en-ciel.

L’arc-en-ciel, précise le Père Castel, d’un beau tranchant, n’est qu’une allégorie de Jésus-Christ, et mon clavecin qui en descend est chrétien.

Louis Bertrand Castel, comme je le disais plus haut, n’a pu mener à bien la réalisation de son clavier oculaire. Les chroniqueurs du XVIIIe siècle font allusion à des tentatives de réalisation ultérieures. Les romanciers ont brodé sur le sujet. Les preuves manquent.

En 1993, à la demande du compositeur Daniel Paquette, professeur de musicologie à l’université de Lyon, Louis Boffard, facteur de piano installé à Tarare, crée le circuit électrique et électro-magnétique nécessaire au fonctionnement d’un piano oculaire. Lors d’une première expérience publique, Louis Boffard joue sur ce piano la Fantaisie chromatique en ré de Jean Sébastien Bach.

« L’avantage sur l’ordinateur », observe Daniel Paquette, « c’est qu’il y a sensations et impressions immédiates de l’interprète par le toucher. Bref un peu du rêve de Castel d’unir tous les sens ». ((Cf. Daniel Paquette, Le piano à couleurs – Hommage au clavecin oculaire du Père Castel et essai de synesthésie.))

A lire aussi : El clavecín ocular de Castel

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2 réponses sur “Le clavecin oculaire”

  1. En lisant  » L’école de la gourmandise, de Louis XIV à la Révolution  » , de Frédéric Charbonneau, publié chez Desjonquères, dans la collection  » L’esprit des lettres  » en 2008, j’ai particulièrement savouré le passage (pages 67, 68) que je recopie infra, et qui ne pouvait que venir ici :

     » La thèse d’une harmonie des saveurs, si ancienne soit-elle – on la trouve déjà chez Hippocrate [ » En musique, les notes que l’on frappe sont les unes hautes, les autres basses. La musique imite la langue qui distingue le doux et l’aigre dans ce qu’elle goûte, le discordant et le concordant.  » Du régime, I, XVIII, 1 – 3 ] -, a reçu au XVIIIe siècle des développements extraordinaires, comme le système d’un Polycarpe Poncelet, qui, dans sa  » Chimie du goût et de l’odorat  » ( 1755), établit une gamme de saveurs de base en tout point analogue à la gamme musicale, tire la conséquence en matière de goût des accords consonants et dissonants, et termine en proposant la confection d’un orgue à composer des liqueurs savoureuses, idée que reprendra Huysmans dans une page célèbre d’ A Rebours .
    «  » Pour l’agrément des Liqueurs, il dépend du mélange des saveurs, dans une proportion harmonique. Les saveurs consistent dans les vibrations plus ou moins fortes des sels qui agissent sur le sens du goût, comme les sons consistent dans les vibrations plus ou moins fortes de l’air qui agit sur le sens de l’ouïe : il peut donc y avoir une Musique pour la langue & pour le palais, comme il y en a une pour les oreilles ; il est très vraisemblable que les saveurs pour exciter différentes sensations dans l’âme, ont comme les corps sonores, leurs tons générateurs, dominants, majeurs, mineurs, graves, aigus, leurs comas même, & tout ce qui en dépend, par conséquent leurs consonances & leurs dissonances. Sept tons pleins font la base fondamentale de la Musique sonore : pareil nombre de saveurs primitives font la base de la musique savoureuse, & leur combinaison harmonique se fait en raison toute semblable.
    Portée musicale sur laquelle figurent les notes A (ut ou do, = acide), B (ré, = fade), C (mi, = doux), D (fa, = amère), E (sol, = aigre-doux), F (la, = austère), G (si, = piquant).
    Dans la Musique sonore, les tierces, les quintes & les octaves, forment les plus belles consonances : mêmes effets précisément dans la Musique savoureuse, mêlez l’Acide avec l’Aigre-doux, ce qui correspond à A.E. ut … sol. 1… 5… Le Citron, par exemple, avec le sucre, vous aurez une consonance simple, mais charmante, en quinte majeure : mêlez l’Acide avec le Doux, le suc de Bigarade, par exemple, avec du Miel, vous aurez une saveur passablement agréable, analogue à A… C… ut… mi … 1…3… ; voulez-vous composer un air savoureux en grand dièse ? Prenez pour dominante l’Acide, le Piquant, l’Austère ou l’Amer ; au contraire, si vous choisissez pour Dominantes le Fade, le Doux, l’Aigre-doux, avec une petite pointe du Piquant, pour donner de l’a^me à votre composition, vous aurez un air savoureux en grand B mol. «  »
    Puis, après avoir rappelé la tentative du Père Castel avec son clavecin pour les yeux, Poncelet continue avec un bel enthousiasme :
    «  » De toutes ces observations, je conclus qu’il est possible de faire un instrument harmonieux des saveurs, avec beaucoup plus de facilité qu’un clavecin des couleurs ; ce sera, si l’on veut, comme un genre nouveau d’Orgue, sur lequel on pourra jouer toutes sortes d’Airs savoureux, pourvu que le nouvel Organiste possède avec intelligence son clavier. «  »
    (Polycarpe Poncelet,  » Dissertation préliminaire sur la salubrité des Liqueurs & sur l’harmonie des saveurs  » , Chimie du goût et de l’odorat).

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