La dormeuse et le sommeil du chat

Pourquoi « la dormeuse blogue » ? On me pose de temps en temps la question.
 
Quoi dire ? Les mots sont libres. Sait-on jamais d’où ils viennent, où ils vont ?
 
Le mot « dormeuse » m’est venu lorsque j’ai créé mon premier site web. C’était en 2004. J’ai intitulé ce site La dormeuse, et j’ai ajouté le sous-titre « choses vues, choses lues, choses rêvées », pour définir mon projet. Créés successivement en 2007 et 2010, La dormeuse blogue, puis La dormeuse blogue 2 constituent à la fois un prolongement et une nouvelle façon de La dormeuse, en rapport sans doute avec un tournant de ma propre vie.

 

Pourquoi derechef « la dormeuse » ?

Je crois bien qu’il s’agit d’un souvenir du Surréalisme et ses « sommeils« .

Dans Qu’est-ce que le Surréalisme ?, conférence prononcée en 1934 à Bruxelles, André Breton parlait d’une « volonté d’approfondissement du réel, la prise de conscience toujours plus nette en même temps que toujours plus passionnée du monde sensible ».

Ci-contre : « sommeil » du poète Robert Desnos, photographié par Man Ray dans les années 1920.

Une telle prise de conscience ne va pas, déclarait Breton, sans le sommeil de la raison, – la raison raisonnante, s’entend, l’étroite, la philistine, celle de l’incrédule qui doute de la réalité des ombres, des couleurs, des reflets, comme Saint Thomas doute de la plaie du Christ.

 

Les mots sont libres, disais-je. Ils poussent comme les fleurs sauvages ou les mauvaises herbes. C’est du mot célèbre « sommeil de la raison » que m’est venu le simple « dormeuse ».

Il y a certes du paradoxe à postuler, comme l’ont fait les Surréalistes, que du sommeil de la raison suit « un approfondissement du réel, une prise de conscience plus nette et toujours plus passionnée du monde sensible ».

Et pourtant…

Ce que vaut le sommeil de la raison se lit mystérieusement dans l’oeil du chat : « le sommeil de la raison nous rend ce que la raison nous fait perdre » ((Ferdinand Alquié, Philosophie du Surréalisme, 1955)), le monde de sensations dans lequel nous baignons, son immédiateté, sa prégnance, sa vérité de chaque instant.

André Breton a voulu que figure sur sa tombe la devise suivante : « Je cherche l’or du temps ». J’imagine que « l’or du temps », c’est ici la vérité de l’instant, i. e., plus concrètement, le vif de la sensation, – autant dire le vif qui saisit le mort.

Ombres, reflets, couleurs, taches sur le mur, mirages, sensations de déjà vu, synesthésies, visions de la veille ou du rêve, constituent, démons et merveilles, autant de façons du vif qui nous tiennent en haleine, nous livrent à l’incessante surprise du monde, et par là, au moins pour quelque temps encore, nous retiennent de mourir debout.

Ci-dessus : Balthasar Klossowski de Rola dit Balthus, Chat au miroir III, 1989-1994.

« Je cherche l’or du temps », dit la devise d’André Breton. C’est la « volonté d’approfondissement du réel » qui meut ici le « Je cherche », au service d’une « prise de conscience plus nette et toujours plus passionnée du monde sensible ».

Une telle volonté n’est pas de celles qui se veulent ((Il faut à la volonté, amont, une volonté de vouloir, ou, plus originairement encore, une force qui veuille…)) ni qui se réclament de l’autorité de quelque raison. Elle se déploie, obligée par la vérité de la sensation, parce qu’elle nous est, sans pourquoi, comme la rose, chevillée à l’âme et au corps. Elle peut cependant croître ou s’involuer en fonction de l’espace de jeu que nous lui laissons. Il y a dans ce « laisser » la mesure de ce que le philosophe appelle notre « liberté passionnée ».

J’ai choisi de reproduire en tête de cet article une sorte de « feuillet d’Hypnos », conservé des « sommeils » surréalistes. Le mot qui est venu au dormeur des années 20 est « jeudi », assorti d’un point d’interrogation. Pourquoi « jeudi » ? Les mots sont libres. Celui-ci me parvient aujourd’hui tout vif, chargé toujours de ce parfum de liberté qui s’exhale de l’enfance, flacon nommé dans ma pensée Trèfle à Quatre Feuilles ou Semaine des 4 Jeudis.

Je me réclamerais ici, si j’osais, de la pensée du « jeudi ».

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