Matt Hilton – Comment j’ai débusqué les bêtes

 

Il s’agit cette fois d’un livre : Comment j’ai débusqué les bêtes – Rencontres érotiques. Je suis allée voir les épreuves dans l’atelier du graveur Philippe Parage. C’est beau de voir un livre en train de se faire, surtout lorsqu’il s’agit d’un livre d’artiste.

Le texte vient à l’envers. On le voit paraître ici dans l’eau du miroir.

Now that my ladder’s gone,
I must lie down where all the ladders start
In the foul rag and bone shop of the heart.

[littéralement] Maintenant que mon échelle est tirée, il me faut aller me coucher là où toutes les échelles débutent, dans le fétide magasin de chiffon et d’os du coeur.

C’est l’exergue du livre. Matt Hilton reprend ici les derniers mots de de The circus Animal’s Desertion, l’un des tout derniers poèmes que William Butler ait écrit.

 

Les lithographies, elles aussi, viennent à l’envers. Voici l’une des lithos, telle qu’elle apparaît après impression.

Faite d’un Vélin d’Arches 200 gr, la feuille est un in-folio de format raisin, sur lequel les lithographies sont tirées au format 25/32,5 cm.

L’appareil photo numérique, avec son oeil de merlan frit, ne voit ni le vif du papier ni celui de l’empreinte amoureusement couchée là par la volonté de l’artiste. J’aurais pu, sur ce cliché, modifier a posteriori la balance des blancs, afin de mieux rendre justice à l’ivoire du papier, à la perle des caractères ; je ne l’ai pas fait, de peur de nuire au rendu des valeurs de gris, qui sont souveraines dans l’art de la litho.

J’ai pu constater, en regardant le livre feuille à feuille, que les encres et le papier jouent avec la lumière, qu’ils la réfléchissent de façon chaque fois différente, de telle sorte les tonalités changent de page en page, qu’il y a ainsi des pages chaudes et des pages froides, et que, lorsqu’on se penche sur le texte, comme les mots eux aussi soufflent le chaud et le froid, le jeu du chaud et du froid, par effet de variation d’échelle, apparaît comme la figure même du sens, ou du nonsense, que Matt Hilton questionne dans l’expérience des « bêtes » et qu’il met en oeuvre dans Comment j’ai débusqué

L’in-folio, une fois imprimé, est ensuite plié à la main. Voyez comme l’événement du pli dramatise le lit de la page ! La matière-lumière s’ombre, se fend et s’éventaille sous la pression des forces extérieures. « Décisif, le pli », observe Philippe Parage, le graveur. « Je préfère que l’artiste s’abstienne. Je m’en charge ».

La couleur vient sans prévenir – « disco dancing ». Des têtons [nipples], plein les yeux, dit l’artiste, « in the hiss of the night » [dans le sifflement de la nuit]. Et avec l’événement du rouge, vient aussi l’étrange chose en forme de tache, déplié de la chair et de l’os ou psychogramme, qui habite de longue date l’oeuvre de Matt Hilton.

« Je bataillais avec le cartilagineux et la puanteur du sexe », dit Matt Hilton dans le petit texte de présentation publié sur le Net à propos de Comment j’ai débusqué les bêtes. Mais le batailleur du cartilagineux s’intéresse aussi, façon Alice in Wonderland, aux « questions of eating and drinking » [questions du boire et du manger] ((John Tenniell, Alices’s Adventures in Wonderland, chapter VII, « A Mad Tea-Party »)). Il est notablement question, dans la page reproduite ci-dessus, de « supper of macaroni cheese and salad », puis de « salmon ». Amazing, no ? Matt Hilton a voulu, précise-t-il, « que le goût dans la petite cuillère et la stimulation cérébrale soient réunis dans le même canal ». Il le dit de l’oeil, qui doit « attraper simultanément les images et les mots sur l’image ». Mais la remarque vaut aussi pour le sexe et l’eating and drinking.

 

Entre « bataille du cartilagineux » et questions of eating and drinking« , Matt Hilton constate que

rare person horn
constructed from
drift in order to
cleave in two the
world acceptable
not acceptable

[littéralement] Rare la personne qui fait / corne à partir de / la dérive dans le but de / fendre en deux le / monde acceptable / non acceptable.

Et il conclut que, si « dans le beau de la rencontre [l’ex-cept-ion ?] amoureuse et du bon rapport » (« into the beautiful head cept things lovely and of good report ») – comme le partage d’un gratin de macaronis sans doute ((NdR !))-, « de lui rien ne flue en vaguelettes vers le bas » (« by it nothing flows / by wavelets down ») ; et que si, à l’heure du « fighting snake » [serpent combattant] et de la « deep solo voice », lorsque « swish swish come / fish tail », « le poisson bat de la queue, bat de la queue », « – and cow / heels crushing folk », « et vaches les talons d’écraser le pauvre monde » ; alors, « all cannot be good », « [le ?] tout ne peut pas être bon ». Vache l’amour ! Vache la vie !

C’est ici, avant la citation de William Butler Yeats, la dernière page du livre.

Si
(la chose)
rudement assemblée / jointe en apparence
peut être vouée
au dis assembler
puis
(équipe de traîneau des créatures)
laissé en plan
fais le reste
à pied

Matt Hilton dit de ses textes qu’ils sont « écrits en broken english, ou peut être dans un anglais d’après Babel« . « Ainsi, imaginez », ajoute-t-il, que vous goûtiez un anglais à mâcher, à en digérer une bonne bouchée ». Il s’agit surtout d’un anglais de poète, qui a le vif de l’organique, le libre de ce qui se dit à partir du « drift in order to cleave », i. e. à partir de la dérive des corps, dans le but de distinguer ce qui reste au coeur comme partage. La découpe d’un tel anglais réplique celle de l’estampe. « Travaillant sans dessin préliminaire, je prends un cutter et j’enlève quelques morceaux de la surface, le dessin se formant dans ma tête pendant que je travaille et sous l’influence des épreuves à chaque stade » ((Matt Hilton, Works/Studio Practice)). Matt Hilton poète use du même cutter que Matt Hilton printmaker. Les mots, comme le dessin, viennent au fil du cutter; ils naissent du fil même, du tranchant qui les délivre de l’emballage syntaxique dans laquelle l’usage les enveloppe ; ainsi reconduits au cru de la viande rouge, ils ne sont pas à lire sagement du bout des yeux, mais à « mâcher », comme dit Matt Hilton. Il en va de même pour les images.

On mange des yeux, dans l’univers de Matt Hilton. L’artiste, après Alice, pose à nouveaux frais les « questions » carrolliennes « of eating and drinking ». La réponse à de telles questions est, on le devine, dans les questions. Chacun sait d’expérience que les mots se mâchent et qu’ils ont un goût, comparable ou non à celui du gratin de macaroni ou du saumon. Mais le possible de la mastication des images demeure phenomenaliter une énigme. Et quid du goût des images quand on les mâche ?

Ce goût, pourtant, je le connais, je le sens, bien que je ne puisse concevoir comment il se peut. Nous disposons d’un sixième sens, dixit Aristote, le sens ultime, libre de toute spécification organique, qui assure la synthèse du divers de nos sensations.

Je cuide que nous devons à la générosité d’un tel sens le pouvoir d’éprouver, dans la profondeur de nos âmes et de nos corps, et sans solution de continuité entre les diverses matières de la sensation, uniment le goût des mots, celui des images, celui du gratin de macaroni, celui du saumon, etc. Je présume que Matt Hilton le cuide aussi.

Comment j’ai débusqué les bêtes – Rencontres érotiques est publié en souscription. Pour plus d’informations, il suffit de contacter Matt Hilton, l’auteur, ou Philippe Parage, le graveur.
Matt Hilton : apwbee@gmail.com
tél : 06 33 43 70 36
Philippe Parage : parage.philippe@neuf.fr

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