La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Le Blanc et le Vert

Dans un article du Monde des livres intitulé « Stendhal, romancier politique » et daté du 23.11.07, Hédi Kaddour signale la publication du tome 2 des Oeuvres romanesques complètes de Stendhal (collection de la Pléiade) et plus particulièrement celle des états successifs du manuscrit de Lucien Leuwen, roman non publié du vivant de son auteur par crainte de la censure et en vertu de l’obligation de réserve faite à Henri Beyle (Stendhal), consul de France à Civitta Vecchia.

Liberté du style et incorrection politique s’entretiennent chez Stendhal. Il y faut, de façon subtilement romantique, du coeur, de l’esprit, certaine légèreté de funambule. Somme toute, le style de Fabrice, « gai et vif, voisin du précipice ».

Le style, c’est l’homme même. « Gai et vif, voisin du précipice », Lucien Leuwen, plus encore que Fabrice, illustre le style de cet homme-là :

« Lucien leva les yeux et vit une grande maison, moins mesquine que celles devant lesquelles le régiment avait passé jusque-là ; au milieu d’un grand mur blanc, il y avait une persienne peinte en vert perroquet. « Quel choix de couleurs voyantes ont ces marauds de provinciaux ! »

Lucien se complaisait dans cette idée peu polie lorsqu’il vit la persienne vert perroquet s’entrouvrir un peu ; c’etait une jeune femme blonde qui avait des cheveux magnifiques et l’air dédaigneux : elle venait voir défiler le régiment. Toutes les idées tristes de Lucien s’envolèrent à l’aspect de cette jolie figure ; son âme en fut ranimée. Les murs écorchés et sales des maisons de Nancy, la boue noire, l’esprit envieux et jaloux de ses camarades, les duels nécessaires, le méchant pavé sur lequel glissait la rosse qu’on lui avait donné, peut-être exprès, tout disparut. Un embarras sous une voûte, au bout de la rue, avait forcé le régiment à s’arrêter. La jeune femme ferma sa croisée et regarda, à demi cachée par le rideau de mousseline brodée de sa fenêtre. Elle pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Lucien trouva dans ses yeux une expression singulière ; était-ce de l’ironie, de la haine, ou tout simplement de la jeunesse et une certaine disposition à s’amuser de tout ?

Le second escadron, dont Lucien faisait partie, se remit en mouvement tout à coup : Lucien les yeux fixés sur la fenêtre vert perroquet, donna un coup d’éperon à son cheval, qui glissa, tomba et le jeta par terre ».

Du blanc (du mur) au vert perroquet (de la fenêtre), le coeur funambule profile, sur l’écran des rêves, les charmes d’une blonde. L’espérance est dans le vert. Le possible du précipice est dans la valence perroquet. Qui, le perroquet ?

Dérision. Auto-dérision. Tout est dans le jeu de couleurs. Le style tient à si peu. Si peu qu’il vient à Stendhal des choses qu’il ne dit pas, comme le vert vient à Lucien du perroquet qui le titille. Stendhal a la plume verte. L’enjeu du style stendhalien, c’est, déjouant le précipice, de conjurer le précurseur perroquet.

Couverture d’une édition hongroise de Lucien Leuwen

D’évidence, l’illustrateur néglige la vertu dialectique du jeu qu’entretiennent sibyllinement le vert et le perroquet.

Cette entrée a été publiée .
dans: La dormeuse, littérature, art.