La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Oves marranos, moutons marranes

Ci-dessus : troupeau de moutons quittant la bergerie, Heures à l’usage de Rome, mois d’avril, atelier de Simon Bening, circa 1510-1525.

 

Oves marranos, ou en français "brebis marranes", ces drôles de moutons m’ont donné l’occasion d’échanger avec Robert A. Geuljans, le savant étymologue, une série de considérations relatives à l’étymologie et aux divers usages du mot marrane. L’expression oves marranos figure dans la Charte de la boucherie promulguée à Mirepoix par Jean de Lévis Ier en 1303. Elle apparaît dans l’article 1, qui traite des bêtes dont la viande est interdite de vente sur les étals de la bastide.

1. Videlicet quod nullus carnificum ville predicte audeat vendre in dicto macello publico oves marranos, arietes galamutos manifeste in collo eorum, nec mutones capmortinos evidenter seu scienter, nec etiam mutones infirmos de picota. 

1. Il va de soi que nul boucher de la ville susdite n’osera vendre sur les dits étals publics des brebis marranes (atteintes du charbon), des béliers galeux, comme on voit au cou ; ni des moutons  que l’on sait ou que l’on voit atteints de la tremblante, non plus que des moutons malades de la picote (peste). 

Tandis que, l’hiver dernier, je traduisais cette charte, je me suis trouvée embarrassée par le mot marrane, tristement connu pour avoir été appliqué en Espagne aux Juifs convertis, et que je n’avais encore jamais vu appliqué aux bêtes.  Peu désireuse d’entrer alors dans le labyrinthe des significations du mot marrane, je me suis fiée tout d’abord aux commentaires formulés par Madeleine Ferrières dans son Histoire des peurs alimentaires, du Moyen Age à l’aube du XXe siècle 1 : 

"La seconde maladie ovine dénoncée par le texte (charte de Mirepoix) suscite la perplexité : le mouton marrane ne figure dans aucune nosologie officielle. L’adjectif marrane est en revanche connu, c’est un emprunt d’Outre-Pyrénées, en langue castillane il désigne le porc. Pour comprendre ce franchissement d’espèce, il faut sans doute se souvenir que le mot a effectué certains glissements sémantiques, passant d’abord de l’animal à l’homme. Première dérive : il désigne d’abord un juif ou un musulman. Dis-moi ce que tu ne manges pas, je te dirai qui tu es. Qualifier le juif ou le musulman par ce qu’ils s’interdisent fait la force de l’injure. […].

Seconde dérive : dans la bouche d’un Gascon de 1300, marrane est le mot par lequel il désigne inamicalement celui qui habite de l’autre côté des Pyrénées. "Dans le temps que nous autres François étions ennemis des Espagnols, nous les traitions de marranes, comme ils nous traitaient de gavaches", dira Marot. Entre le cochon, l’homme sans foi et maudit, et le mouton malade, la sémantique établit des liens qui nous renseignent plus sur la mauvaise réputation du cochon – qui est transmissible – que sur la maladie des moutons. Les dictionnaires étymologiques […] ne sont guère secourables. D’après Mistral, ces moutons sont languissants, étiolés, étiques. Comme marraner, c’est travailler avec difficulté, ou rechigner au travail, il est certain que ce mouton-là a du mal à se tenir sur ses pattes, marche avec difficulté, mais à quoi attribuer sa maigreur et sa langueur ? S’il faut prendre le risque d’un rétro-diagnostic – un risque certain, puisque nous savons que les maladies des animaux, comme celles des hommes, peuvent apparaître, disparaître, ou muter, et que ces animaux de 1303 sont peut-être atteints d’une peste qui n’existe plus -, on peut penser que ces moutons interdits sont atteints de tuberculose…" 2

Puis j’ai consulté le Dictionnaire des sciences médicales 3 et j’y ai lu que le charbon est en Languedoc l’une des principales maladies du mouton. 

"Le charbon des moutons est une maladie enzootique en Provence, en Languedoc, et principalement dans le Roussillon. Il se manifeste sur les parties privées de laine, et où la peau est ordinairement plus fine, à la partie interne des cuisses, aux aînes, aux aisselles, au cou, aux mamelles et à la tête. […]. Lorsque le charbon fait quelques progrèsla fièvre survient. Ordinairement, l’animal cesse de ruminer, tombe dans un état d’adynamie, et succombe souvent en très peu d’heures.  […] Le charbon des moutons est tantôt simple ; tantôt compliqué avec la clavelée, et quelquefois même avec une fièvre analogue au typhus des bêtes à cornes, ou d’autres maladies, et alors cette complication est presque toujours fâcheuse".     

Comme Madeleine Ferrières semblait peu sûre de son diagnostic, suite à la consultation du Dictionnaire des sciences médicales j’ai préféré, si l’on peut dire, traduire oves marranos par "brebis atteintes du charbon" plutôt que par "brebis atteintes de tuberculose". Il me semblait que la valence noire du mot charbon rendait mieux compte de celle du mot marrane, qui est, comme on sait, négativement chargé. Il y a évidemment une part d’arbitraire, en tout cas de préférence symbolique, dans mon choix de traduction. Je n’ai de toute façon aucune autorité en la matière. 

Après avoir lu la Charte de la boucherie, Robert A. Geujans, qui a collaboré à la rédaction du Dictionnaire Etymologique du Français (Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine darstellung des galloromanischen sprachschatzes, ou FEW), grand oeuvre du professeur Walther von Wartburg, et qui a lu la thèse consacrée par ce dernier à la "dénomination du mouton dans les langues romanes" (Zur Benennung des Schafes in den romanischen Sprachen), Robert A. Geuljans donc m’a interpellée sur la traduction de la formule oves marranos. Au secours ! Certes, face au savant étymologue, je ne faisais pas le poids.

Ci-dessus : Virgile écrivant dans une prairie où paît du bétail, Opera, Maître de Robert Gaguin, fin du XVe siècle.

Voici infra les questions formulées par Robert A. Geuljans. Notre échange épistolaire se poursuit actuellement. L’étymologie et le sens du mot marrane appliqué aux moutons demeurent, selon Robert A. Geuljans, à débattre.

Ci-dessus : troupeau de moutons et chien de berger, Heures à l’usage d’Amiens, fin du XVe siècle.

31 mars 2009

R.A. Geuljans : Une promenade étymologique, à partir de votre charte de la boucherie où vous traduisez marrane  par "la maladie du charbon", m’a mené  à l’Inquisition espagnole (marrano, "Juif converti sous la pression")  jusqu’à Spinoza que je croyais être un compatriote, mais qui descendait des  Séfarades = marranos.

Je ne suis pas convaincu par l’étymologie proposée par Corominas, suivi par le FEW  et le TLF (Trésor de la Langue Française), qui rattache le mot occitan marran, –ana, "maladie des bêtes à laine, épidémie, jaunisse des plantes; mite du fromage" à l’étymon marrano, "porc", qui viendrait d’un arabe mahran, "sacré, inaccessible". Je ne vois pas les liens sémantiques entre toutes les significations que ce mot a pris en occitan et marrano "porc".

Mon "point" : Avez-vous le texte du livre de  Félix Pasquier, Cartulaire de Mirepoix, tome II, p.p. 42-46, Editions Privat, Toulouse, 1921, où il donne l’explication du sens "maladie du charbon" ? Si marrano signifie "noir"  > maladie du charbon  = anthrax, je peux peut-être trouver une autre histoire. 

2 avril 2009

C.B. : …car je n’avais pas envie de m’embarquer dans une discussion aussi épineuse que celle du champ de signification du mot marrane…

R.A.G. : Moi, je l’ai fait et cela m’occupe depuis 2 jours !  J’ai communiqué la trouvaille du mot marranos  au bureau du FEW à Nancy et le Jean-Paul Chauveau, m’a répondu: (par une collaboratrice).

Il s’interroge d’autre part sur la source d’où est tirée l’attestation latine de 1303 que vous citez dans votre courrier. Elle est absente du Du Cange et du Nouveau Du Cange, et la date de 1303 mériterait d’être vérifiée, car elle vient bousculer très sérieusement les données enregistrées par le FEW 19, 113b, mahram (mfr. nfr. /marran /m. "juif ou maure converti, renégat (en Espagne, t. d’injure)" (15. jh.-Oudin 1660, etc.).

Cela a piqué ma curiosité et pris beaucoup de temps.Si cela vous intéresse jetez-y un coup d’oeil.

http://etymologie-occitane.chez-alice.fr/M.html#marrane 

Comme je vous ai dit, parfois cela mène trop loin.

2 avril 2009

C.B. : Concernant la date de 1303, elle est dans le texte complet de la charte, telle que l’a transcrite F. Pasquier. Je n’ai pas traduit la seconde partie du texte, moins intéressante pour les lecteurs, semble-t-il. Elle traite de l’échelle des amendes et des peines réservées aux contrevenants. Voici les dernières lignes de la charte, avec la date :

"Acta fuerunt hic omnia in castro Mirapiscis, anno domini millesimo trecentissimo tercio die sabbati post festum beati Barnabe, apostoli, intitulata decimet septimo kalendas iulii, domino Philippo, rege Francorum regnante, in presencia et testimonio domini Philippi de Ripparia, domini Andree Deulesal, legum professoris, magistri Micahelis Marie, magistri Bertrandi de Mazeris, notariorum… et mei, Ramundi Geraldi de Mirapisce, publici notarii ville et terre Mirapiscis, qui, iussu et mandato predicti domini Mirapiscis, cartam istam recepi et in publicam formam redigi, et signo meo solito presentem cartam consignavi.
Hoc est transcriptum dicti instrumenti sumptum et in hoc libro scriptum per me Guillelmum Helie, publicum notarium Mirapiscis."

9 avril 2009

R.A.G. : Après une promenade du pont de Raillette jusqu’au moulin, le long du Béal, je viens vous embêter encore avec  les oves marranos.

J’ai passé les 3 derniers jours à démêler les fils. Il en reste encore 2 ou 3 dont je n’ai pas pu trouver le bout. Le lien sémantique entre les notions "porc" et "Juif" m’a entraîné en Europe centrale, à Rabanus Maurus, à la Bible, à des sculptures de la cathédrale de Ratisbonne où je me suis arrêté.

J’ai deux questions :

1. Qu’est-ce qui vous a suggéré la traduction "maladie du charbon" ? Ce n’est pas dans le texte de Ferrières.

2. Madeleine Ferrières écrit : "Seconde dérive : dans la bouche d’un Gascon de 1300, marrane est le mot par lequel il désigne inamicalement celui qui habite de l’autre côté des Pyrénées." A-t-elle une source (la date est importante !)  pour cette affirmation selon laquelle, pour un Gascon de 1300 (!,) un marrane  est un "Espagnol".

Si mes explications étymologiques sont justes, ce que je pense, elle a fait fausse route en partant des données de Mistral" 4.

Ci-dessus : "les données de Mistral".

Ci-dessus : motif dit "Judensau" ou "Truie des Juifs", sculpté sur la façade de la cathédrale Saint Pierre de Ratisbonne. Ce type de représentations a été récupéré par la propagande antisémite des XIXe et XXe siècles.

Robert A. Geuljans  dans son Dictionnaire Etymologique de l’Occitan explore l’ensemble des hypothèses relatives à l’étymologie du mot l’article "Marrane". Je recommande la lecture de cet article, qui place le lecteur au carrefour des années et des mondes.

Suite aux divers courriers échangés avec Robert A. Geuljans, et après avoir potassé l’article "Marrane" du Dictionnaire étymologique de l’occitan, je constate que l’étymologie ne va pas sans le rappel des données de l’histoire et de la géographie. Elle ne se laisse en effet déterminer et comprendre qu’au regard de l’espace et du temps au sein duquel un mot fait sens.

Le cas du mot "marrane" fournit un excellent exemple de ce type d’intelligibilité, chaque fois conditionnée par des variables d’espace et de temps.

En Espagne, depuis l’expulsion des Juifs par Isabelle la Catholique en 1492 – date de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb -, le mot marrano désigne à titre d’insulte les juifs qui ont opté pour la conversion afin de pouvoir rester ou revenir dans leur pays et qui sont soupçonnés d’être de pseudo-catholiques ou bien des crypto-juifs.

Dans le Midi de la France, le mot marrana désigne, à l’âge classique, une "maladie chronique, qui peut affecter les moutons, mais aussi les plantes ou le fromage.

Y a-t-il un lien quelconque entre les deux acceptions ? La chronologie plaide en faveur d’une précédence de l’acception espagnole, laquelle précédence, par effet de transfert métaphorique, aurait ensuite déterminé l’usage de l’acception française. Mais il y a les Pyrénées. Acception au-delà des Pyrénées oblige-elle acception en deçà des Pyrénées ? L’usage du mot marrane dans la Charte de Mirepoix, qui date de 1303, soit de presque deux siècles avant le drame des Juifs d’Espagne, invalide de toute façon l’hypothèse d’une influence espagnole. L’ascendance du mot occitan, si elle n’est pas espagnole, est donc à rechercher ailleurs.

Et que vient faire ici le porc, qui, de façon spécieusement proche, rôde dans cette histoire ? Avant de servir à qualifier les Juifs convertis, le mot espagnol marrano désignait le "porc". La valeur d’insulte ne demande pas à être expliquée. Mais le mot marran désignait jadis en Languedoc, Gascogne, Cerdagne, le "bélier". Le "porc" dans ce cas n’a rien à faire ici. Oves marranos pourraient être alors tout simplement "bêtes souffrant d’une perte inexpliquée de leur vitalité propre, i. e. de leur vitalité ovine". 

Ci-dessus : Saint Antoine avec un cochon, Heures à l’usage de Paris, Maître Jacques de Besançon, circa 1480-1490.

Je ne m’enfonce pas plus avant dans le dédale des diverses étymologies et significations possibles du mot marrane. Voyez l’article de Robert A. Geuljans.      

A la faveur du dialogue avec Robert A. Geuljans, j’ai pu mesurer la distance qui sépare interprétation et définition. Lorsque j’ai traduit oves marranos par "brebis atteintes du charbon", faute d’avoir considéré la chronologie je me suis laissée influencer par le sens du mot espagnol dans son usage d’après 1492, et j’ai prêté à la formule oves marranos une valence connotée qu’elle ne pouvait pas avoir en 1303. Certes j’avais l’excuse du Dictionnaire des sciences médicales, qui décrit la maladie du charbon, laquelle, reconnaissable à ses taches noires, est l’une des principales maladies du mouton. Mais l’aventure de l’interprétation a primé ici sur le lent et raisonné travail de la définition.

Concernant la maladie dont souffrent les pauvres oves marranos, ce travail de définition reste à poursuivre. Le savant étymologiste a pour ce faire toute la rigueur qu’il faut.     

NB : Message de Robert Geuljans, reçu quelques jours après la publication de cet article :

"1. Le plus important de ma "Promenade étymologique" est la conclusion que l’emploi du mot marrano, "porc", pour désigner les Juifs (convertis) est un emprunt-traduction venu de l’Europe centrale, ou bien a été crée à peu près à la même époque en Espagne. L’origine de cet emploi est la Bible, Ancien et Nouveau Testament. Je penche pour la première hypothèse parce que c’est en Europe centrale que nous trouvons les premières attestations (Rabanus Maurus, sculptures).

2. A mon avis marranos adj. en parlant des oves est tout simplement un homonyme".

Notes:

  1. Madeleine Ferrières, Histoire des peurs alimentaires, du Moyen Age à l’aube du XXe siècle, éditions du Seuil, coll. Points-Histoire, 2002 ↩︎

  2. Ibidem, pp. 29-30 ↩︎

  3. Marie Joseph Louis Alard, Nicolas Philibert Adelon, 1782-1862, François Pierre Chaumeton, Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke, 1815 ↩︎

  4. Frédéric Mistral (1830-1914), Lou Trésor dou Félibrige ou Dictionnaire provençal-français : embrassant les divers dialectes de la langue d’oc moderne, 2 tomes : A-F, G-Z ; avec un suppl. établi d’après les notes de Jules Ronjat, édité par M. Petit à Raphèle-lès-Arles, 1979 ↩︎

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1 commentaire au sujet de « Oves marranos, moutons marranes »

  1. Martine Rouche

    Comment une savante dormeuse et un savant étymologiste parviennent à nous passionner avec ces « oves marranos  » ! C’est fou ! Cet article se lit avec curiosité et délectation, comme une minutieuse enquête. Grand plaisir.

  2. Martine Rouche

    Et j’ai oublié de mentionner les magnifiques illustrations !