La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Pleine lune

Ce soir, c’est pleine lune, moment des naissances, des insomnies, des sortilèges. Demain, la lune deviendra gibbeuse ; elle entrera dans sa phase décroissante, en anglais Waning Gibbous Moon. J’espère que le zona, qui ne me lâche pas, entrera lui aussi dans sa phase décroissante. Dans l’attente de cette dernière, et à des fins en quelque sorte homéopathiques, j’ai relu le chapitre XI des Métamorphoses d’Apulée, où l’on voit comment, transformé en âne par accident, Lucius demande à Isis de le délivrer. Ce qui vaut en Thessalie, pourquoi cela ne vaudrait-il pas à Mirepoix ? Je reproduis ici le texte d’Apulée, pour le plaisir de donner à lire ou relire une belle page de la littérature latine. A noter que, même s’il écrit en latin, Apulée est un écrivain berbère. L’Apulée des Romains, c’est Afulay dans sa contrée d’origine.

A La première veille de la nuit environ, arraché au sommeil par une frayeur subite, je vois une lumière éblouissante : c’était la pleine lune, dont le disque radieux s’élevait en ce moment du sein des mers. L’obscurité, le silence, la solitude, tout portait au recueillement. Je savais aussi que la souveraine des nuits exerce un pouvoir incomparable et gouverne ici bas toutes choses par sa providence ; je savais que non-seulement les animaux domestiques et les monstres sauvages, mais encore les objets inanimés subsistent par la divine influence de sa lumière et de ses propriétés; que sur la terre, dans les cieux, au fond des eaux, l’accroissement ou le décroissement des corps est soumis à ses lois ; et, puisque le destin rassasié de mes longues et cruelles infortunes m’offrait un espoir de salut, bien tardif cependant, je voulus implorer sous son emblème auguste la déesse que j’avais devant les yeux. Ayant donc bientôt dissipé l’engourdissement du sommeil, je me lève plein d’ardeur. Pour me purifier, je commence par me baigner dans la mer ; et sept fois je plonge ma tête sous les flots : ce nombre étant, selon le divin Pythagore, le plus convenable en matière de cérémonies religieuses. Puis, avec une joie fervente et les yeux pleins de larmes, j’offre à la puissante déesse ma prière en ces mots :

 

"Reine du ciel, soit qu’étant la bienfaisante Cérès, la mère et l’inventrice des moissons, qui, joyeuse d’avoir retrouvé sa fille, enseigna aux hommes à remplacer l’antique gland, cette nourriture sauvage, par de plus doux alimens, vous habitiez les campagnes d’Eleusis ; soit qu’étant la Vénus céleste, qui aux premiers jours du monde rapprocha les différens sexes par le sentiment d’un amour inné, et propagea par une éternelle fécondité les générations humaines, vous soyez adorée dans l’île sainte de Paphos ; soit qu’étant la divine Phébé, qui par les secours précieux qu’elle prodigue aux femmes enceintes et à leurs fruits a mis tant de peuples au monde, vous soyez aujourd’hui révérée dans le magnifique temple d’Éphèse ; soit qu’étant la redoutable Proserpine aux nocturnes hurlemens, dont la triple forme arrête l’impétuosité des spectres, qui tient fermées les prisons de la terre, qui parcourt les divers bois sacrés, vous soyez rendue propice par des cultes variés ; ô vous ! qui de votre lumière féminine éclairez toutes murailles, de vos humides rayons nourrissez les précieuses semences, et qui, remplaçant le soleil, dispensez une inégale lumière ! sous quelque nom, sous quelque forme, avec quelque rite qu’il soit permis de vous invoquer, assistez-moi dans mon malheur extrême ; affermissez ma fortune chancelante ; accordez-moi un moment de paix ou de trêve après de si rudes traverses. Qu’il suffise de ces travaux, qu’il suffise de ces épreuves. Dépouillez-moi de cette hideuse enveloppe de quadrupède ; rendez-moi aux regards de mes parens; rendez-moi à ma forme de Lucius ; et si quelque divinité offensée m’accable d’un courroux inexorable, que je puisse au moins mourir, s’il ne m’est pas permis de vivre !"

 

Ainsi priais-je, ainsi multipliais-je les plaintes et les lamentations, quand de nouveau je sentis que mes esprits s’appesantissaient ; et, à la même place, le sommeil vint encore m’envelopper et m’abattre. J’avais à peine fermé les yeux, que du sein de la mer s’éleva une apparition capable d’imprimer le respect aux Immortels eux-mêmes. Ce n’était d’abord qu’un visage ; insensiblement ce fut un corps tout entier de la beauté la plus parfaite ; et, secouant l’onde amère, cette éblouissante image vint se placer devant moi. Je vais tâcher de vous en retracer la peinture admirable, si je trouve toutefois des termes suffisans dans la pauvreté du langage humain, ou si la divinité elle-même me fournit une élocution assez facile et assez abondante. D’abord elle avait une épaisse et longue chevelure, dont les anneaux légèrement bouclés et dispersés ça et là sur son cou divin s’y répandaient avec un mol abandon. Une couronne formée de diverses fleurs rattachait sa chevelure au sommet de sa tête. Elle avait au dessus du front un cercle lumineux en forme de miroir, lequel jetait une lumière blanche et indiquait que c’était la Lune. A droite et à gauche sa chevelure était retenue, en guise de bandeau, par deux vipères qui se redressaient et par des épis de blé qui revenaient se balancer au dessus de son front. Sa robe, faite d’un lin de la dernière finesse, était de couleur changeante et se nuançait tour-à-tour de l’éclat de l’albâtre, de l’or du safran, de l’incarnat de la rose. Mais ce qui frappait le plus vivement mes regards, c’était un manteau si partaitement noir, qu’il en était éblouissant, et qui, jeté sur elle, lui descendait de l’épaule droite au dessus du côté gauche, comme eût fait un bouclier. Un des bouts pendait avec mille plis artistement disposés ; et il se terminait par des nœuds ou franges qui flottaient de la manière la plus gracieuse. Tout le bord ainsi que le fond étincelait d’innombrables étoiles, au centre desquelles une lune dans son plein lançait sa radieuse et vivante lumière. Ce qui n’empêchait pas que dans toute la longueur de ce manteau sans pareil régnât une guirlande de broderie représentant des fruits et des fleurs. La déesse portait plusieurs objets différens : dans sa main droite elle avait un sistre d’airain, dont la lame étroite et courbée en forme de baudrier était traversée par trois petites verges qui agitées toutes ensemble rendaient au mouvement de son bras un tintement aigu. De sa main gauche pendait un vase d’or en forme de gondole, lequel à la partie la plus saillante de son anse était surmonté d’un aspic à la tête droite et au cou démesurément gonflé. Ses pieds divins étaient recouverts de sandales tissues avec les feuilles du palmier, cet arbre de la victoire.

 

Ce fut dans un tel appareil que cette grande déesse exhalant les parfums heureux de l’Arabie daigna m’honorer de ces paroles : "Je viens à toi, Lucius, émue par tes prières. Je suis la Nature, mère des choses, maîtresse de tous les élémens, origine et principe des siècles, souveraine des divinités, reine des Mânes, première entre les habitans du ciel, type commun des dieux et des déesses. C’est moi qui gouverne les voûtes lumineuses du ciel, les souffles salutaires de l’Océan, le silence lugubre des Ombres. Puissance unique, je suis par l’univers entier adorée sous mille formes, avec des cérémonies diverses et sous mille noms différens : les Phrygiens, premiers habitans de la terre, m’appellent déesse de Pessinonte et reine des dieux. Les Athéniens Autochthones me nomment Minerve Cécropienne ; je suis Vénus de Paphos chez les habitans de l’île de Chypre ; Diane Dictynne chez les Crétois habiles à lancer des flèches ; Proserpine Stygienne chez les Siciliens à l’île triangulaire ; l’antique déesse Cérès chez les habitans d’Eleusis ; Junon chez les uns ; Bellone chez les autres ; Hécate chez ceux-ci ; chez ceux-là Rhamnusie. Mais ceux qui les premiers sont éclairés des divins rayons du soleil naissant, les peuples de l’Ethiopie, de l’Ariane, et les Egyptiens, si admirables par leur antique sagesse, m’honorent seuls du culte qui me convient, seuls ils m’appellent par mon véritable nom : à savoir la reine Isis. Je viens touchée de tes infortunes ; je viens favorable et propice. Cesse désormais tes pleurs, fais trêve à tes lamentations, bannis ton désespoir : déjà ma providence fait luire pour toi le jour du salut. Prête donc une attention religieuse à mes ordres.

 

"Le jour qui va naître de cette nuit fut consacré de tout temps à mon culte. En ce jour, les tempêtes de l’hiver étant apaisées, les flots n’ayant plus d’orages, la mer étant déjà navigable, mes prêtres me consacrent un vaisseau tout neuf, comme pour placer le commerce maritime sous mes auspices. C’est cette fete que tu devras attendre plein de confiance et de recueillement ; car par mon ordre le grand-prêtre durant la pompe solennelle portera une couronne de roses, attachée au sistre qu’il tiendra de sa main droite Ainsi donc, sans hésiter et en écartant la foule, va te joindre à la procession avec un zèle fervent ; puis, lorsque tu seras près du pontife, comme si tu voulais baiser sa main, tu prendras doucement les roses, et à l’instant même tu te verras dépouillé du cuir de ce détestable animal qui depuis long temps m’est odieux. Ne redoute comme difficile aucune de ces instructions; car dans le moment même où je viens à toi et où je te manifeste ma présence, j’indique à mon prêtre pendant son sommeil ce qui reste encore à faire, et ce dont je veux le charger. Par mon ordre les flots pressés du peuple s’ouvriront devant toi ; et au milieu de cette joyeuse cérémonie, de ces spectacles de fêtes, personne ne ressentira d’aversion pour ton extérieur difforme, personne ne se permettra des réflexions malignes, personne ne songera à fonder une accusation sur ta soudaine métamorphose. Mais par dessus tout souviens-toi, et que ce soit une pensée à jamais inscrite au fond de ton cœur, que le reste de ta carrière doit m’être dévoué jusqu’à son dernier terme : il est bien juste que la déesse dont le bienfait te replace au milieu des hommes devienne désormais l’arbitre de ton existence. Du reste tu vivras heureux, tu vivras plein de gloire sous ma protection ; et lorsque, ayant accompli le temps de ta destinée, tu seras descendu aux sombres demeures, là également, dans cet hémisphère souterrain, tu me retrouveras encore, brillante au milieu des ténèbres de l’Achéron, souveraine des demeures du Styx ; et toi-même, heureux habitant des bocages élyséens, tu pourras continuer d’offrir tes hommages assidus à ta protectrice. Que si par un culte pieux, par une dévotion exemplaire, par une chasteté inviolable, tu te montres avant ce temps-là digne de ma grâce toute-puissante, sache que seule aussi j’ai le droit de prolonger ta vie au delà du terme fixé par les destins".

 

Ici se termina l’oracle vénérable ; et l’invincible déesse se replia sur elle-même. Pour moi, mon sommeil s’étant dissipé aussitôt, je me levai tout en sueur : tant la crainte et l’allégresse m’agitaient tour-à-tour ! Profondément ému de l’apparition si manifeste de la puissante déesse, je courus me baigner dans la mer, et je ne songeai plus qu’à cet ordre suprême, qu’à la série de toutes ces instructions. Bientôt la nuit épaisse a fui avec ses ténèbres devant le soleil qui vient dorer l’horizon. De toutes parts, avec un empressement religieux et semblable à celui qu’on voit dans les cérémonies triomphales, des groupes se répandent sur les places. Indépendamment de la satisfaction dont j’étais pénétré, la nature entière me semblait respirer l’allégresse. Sur les animaux, autour des maisons, dans l’air même, je sentais circuler comme une atmosphère de bonheur. En effet, la fraîcheur de la nuit précédente avait fait place à la température la plus douce et la plus aimable ; les petits oiseaux, égayés par les émanations printanières, faisaient entendre des chants harmonieux, et par leurs doux accords ils rendaient hommage à la mère des astres et des siècles, à la maîtresse de l’univers entier. Les arbres même, ceux qui se couvrent de fruits abondans comme ceux qui se contentent de donner de l’ombrage et qui sont stériles, s’épanouissaient aux souffles de l’Auster ; ils se paraient d’un feuillage naissant, et leurs bras doucement agités bruissaient avec un agréable murmure. Le fracas étourdissant des tempêtes s’était apaisé ; la mer avait calmé la fureur de ses flots, qui venaient expirer paisiblement 1.

Apulée, Les Métamorphoses, ou L’Ane d’or, chapitre XI
Trad. Victor André Raymond Bétolaud, édition C. L. F. Panckoucke, 1835

Notes:

  1. Illustrations : 1. Cliché personnel ; 2. Apuleius Frontispice ; 3. Isis : Culture et Voyages ; 4. Isis : BBC Home, History, Ancient Romans ; 5. Isis : Croire Imaginer Savoir ↩︎

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1 commentaire au sujet de « Pleine lune »

  1. Martine Rouche

    En Angleterre, les enfants apprennent (ou apprenaient … ) ces quelques vers de l’exquise Christina Rossetti :

    0 Lady Moon, your horns point toward the east;
    Shine, be increased:
    0 Lady Moon, your horns point toward the west;
    Wane, be at rest.

    Merci pour cet immense texte et ses illustrations : quel plaisir de retrouver les vocatifs, les chiasmes, les noms propres magiques et mystérieux, les descriptions évocatrices… Nous avons en commun (je parle de la triade …) d’avoir été nourries de latin et de grec : on ne s’en remet jamais tout à fait !

  2. La dormeuse

    0 Lady Moon, your horns point toward the east;
    Shine, be increased:
    0 Lady Moon, your horns point toward the west;
    Wane, be at rest.

    C’est très joli. Je vais apprendre ces vers pour les réciter aux petits-enfants dans la famille.

  3. dom

    J’ai parlé de votre blog à ma fille qui est en hypokhâgne : je pense que de se délasser avec votre blog peut être une bonne prépa.

  4. La dormeuse

    Je suis touchée d’apprendre que vous avez parlé de mon blog à votre fille qui est en hypokhâgne. J’ai été moi-même en hypokhâgne et khâgne dans les années… Souvenirs, souvenirs !

    Homère dit, d’une formule superbe : “les générations des hommes, comme les générations des feuilles”.