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Vox Bogomili – Souffle bulgare en terre cathare

Ressurgie de la profondeur du temps, cette voix est celle des Chrétiens bogomiles, qui, chassés de Bulgarie, cheminent vers l'Ouest et, d'étape en étape, cherchent à transmettre leur foi. Leur route les conduit, via la Grèce, la Bosnie et la Croatie, et l'Italie, en Occitanie, où ils rencontrent les Cathares… Vox Bogomili, voix universelle de ceux que l'histoire malmène, voix des transfuges et des errants, mémoire vivante d'une espérance qui, malgré les persécutions, éclaire la route et, comme l'étoile, continue de faire signe à travers le temps.

On dit des Bogomiles qu'à la faveur de leur migration vers l'Ouest, ils ont inspiré les premiers Cathares. Bogomile et Cathares, en tout cas, ont partagé une foi proche, entretenu des liens de solidarité, et enduré semblablement la condition d'hérétiques. Ils restauraient de la sorte, au coeur du Moyen Age, la continuité de l'ancien monde méditerranéen, perdue depuis l'an 395, suite à la séparation qui intervient alors entre le monde latin et le monde byzantin et qui éloigne désormais, pour le pire, l'Orient et l'Occident.  

Le groupe Balkanes donnait hier soir représentation de Vox Bogomili, au Casino de Lavelanet. Les chants et le livret sont le fruit d'un travail de création collective, inspiré par la quête personnelle de Milena Roudeva, contre alto, et de Milena Jeliazkova, soprano, nées toutes deux en Bulgarie. Ils résultent d'une recherche effectuée dans les archives ecclésiastiques, dans les écrits des historiens et des musicologues spécialisés. Ils empruntent également à l'imaginaire des conteurs et au souffle poétique de la tradition orale.

Dessinant dans leur périple vers l'Ouest une sorte de mouvement de faire-retour sur la partition du monde, les personnages de Vox Bogomili parlent successivement les langues de tous les pays traversés, ou plutôt les chantent, déployant ainsi, sous l'espèce du chant bogomile, la voix retrouvée de la communauté première. Apparenté au chant byzantin, le chant bogomile se pratique a capella et use d'une gamme sinueuse qui joue avec les enharmonies, de telle sorte que les demi-tons s'entrefrôlent et se diaprent sans cesse de couleurs incertaines, tandis que la mélodie, guidée par la pulsation du texte qui l'inspire, développe dans ce cadre rythmique strictement observé des ornements, des broderies, des mélismes qui font qu'elle chemine, comme la vie, semble-t-il sans prévision possible, alors même qu'elle va ainsi où son destin l'appelle, i. e. à la rencontre d'elle-même, rencontre en quoi elle a sa réalité, ou sa fin initiale, comme on parle des fins dernières. Le groupe Balkanes interprète le chant bogomile de façon alternativement monodique et polyphonique, avec une ferveur et une grâce bouleversantes. L'émotion, hier soir, était à son comble. 

L'épisode latin, dans lequel, parvenus en Italie, les Bogomiles chantent dans le style de leur contrée natale les Adoremus de la liturgie catholique romaine constitue un moment  d'étrangeté absolue. Le connu, par l'effet du mouvement qui déplace les lignes, revêt soudain un visage inconnu, dont les traits dérangés, comme déplacés par un souffle d'air, inquiètent et paradoxalement réjouissent tout à la fois.

Le spectacle se déroule au rythme du voyage qui, à partir de la Bulgarie natale, conduit les Bogomiles vers l'Occitanie, le consolamentum et le bûcher. Bulgarie, Grèce, Bosnie et Croatie, Italie, Occitanie, chacun des séjours correspond à une saison morale qui imprime sa marque sonore aux textes chantés.

Loin du pope Bogomil, qui naguère encore les soutenait dans leur foi, les Bogomiles endurent l'épreuve du déracinement et de l'anathème.

Le moment de l'anathème illustre, de façon saisissante, le poids de la parole qui voue à la déréliction. 

Le déploiement fondu-enchaîné des décors projetés sur des panneaux d'étoffes flottantes et le jeu subtil des éclairages qui, modifiant progressivement la couleur des costumes, les font passer du brun de la terre mère au rouge de la mort annoncée, soulignent le caractère inexorable de l'issue réservée, en leur temps, aux innocents dont la voix, seule, nous parvient encore sous l'auspice du chant, via la mémoire que celui-ci transporte et, pourvu qu'on lui prête corps, délivre à notre présent.

Du parcours des innocents dans le monde au latin, je retiens trois images dont la succession rapide montre assez l'absurdité des croisades et des guerres de religion. Du bleu du ciel au rouge du brasier, le message du Crucifié se perd.

Il faut saluer le caractère inspiré, lumineux, évident, du choix de programmation opéré ici par le Casino de Lavelanet.

     

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1 commentaires au sujet de « Vox Bogomili – Souffle bulgare en terre cathare »

  1. colette autissier

    Merci Christine. Oh! comme j'aurais voulu être présente! Mais c'est ainsi! Avec votre compte-rendu, sans le son bien sûr, je devine la beauté des voix et connaissant les voix bulgares (féminines et masculines) je ne doute que vous ayez passé un moment enchanteur.   Et comme vous avez raison :"toutes ces guerres de religion sont absurdes" et dévastatrices!
    Amitiés – à bientôt – colette