La dormeuse blogue

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1209-1309 – Un siècle intense au pied des Pyrénées (journée 3)

Troisième journée du colloque… Titre générique des conférences du matin : Vers une exclusion des Juifs. Il s'agit d'un sujet sur lequel, relativement à la période considérée, la documentation manque ou demeure difficilement accessible. D'où l'intérêt tout particulier des contributions présentées lors du colloque.

Vue de l'image projetée sur l'écran de l'amphithéâtre lors de la troisième journée du colloque

Claude Denjean, de l'université de Toulouse, étudie La place et le rôle de la disputatio face aux Juifs après la croisade contre les Albigeois. "La croisade de 1209 témoigne d'une sorte d'échec de la parole", remarque Claude Denjean en guise d'introduction, "mais elle ouvre également une nouvelle période du prêche".

La situation des Juifs méridionaux, au XIIIe siècle, devient difficile, car, après la croisade contre les Albigeois, ils se trouvent bientôt visés par l'inquisition, au même titre que les "hérétiques". Les archives de Catalogne recèlent à ce sujet une masse considérable de documents ; celles du Languedoc sont quasi vides. Jacques Berlioz, dans Le Pays cathare – Les religions médiévales et leurs expressions méridionales, consacre à ce moment complexe la seule étude synthétique disponible à ce jour.

Tandis que la croisade engagée à partir de 1209 contre les Albigeois se poursuit, une autre croisade se déchaîne au décours de l'année 1320. C'est la seconde croisade des pastoureaux, dite "seconde" parce qu'elle fait suite à une première croisade du même type, survenue en 1250. La croisade de 1320 rassemble une horde de jeunes gueux, bergers, routiers, mendiants, qui, partis de Paris, descendent vers le Sud, brûlant châteaux et églises, semant la terreur sur leur passage. Initialement motivés par le désir de gagner l'Orient, la Terre Sainte, ils s'en prennent à la personne et et aux biens des plus riches, puis concentrent leur rage contre les Juifs au fur et à mesure qu'il progressent vers le Sud, dont certains jusqu'en Catalogne où ils réitèrent leurs méfaits.

"Ils partirent de Paris, volant les bonnes villes et allèrent jusqu'en langue d'oc où tous les juifs qu'ils y trouvèrent ils occirent sans merci et les baillis ne pouvaient les garantir car le peuple chrétien ne s'en voulait mêler contre les chrétiens pour les juifs", dit la chronique.

"C'est en Languedoc que leurs exactions atteignent un point culminant. Des massacres sanglants ont lieu à Auch, Castelsarrasin, Gaillac. Rabastens. A Toulouse, toute la communauté juive est passée au fil de l'épée. Inquiètes devant ces troubles, les autorités locales tentent de les endiguer mais la population est pour le moins passive. A Verdun-sur-Garonne, le gouvemeur offre de protéger les juifs en les enfermant dans une tour. Les pastoureaux mettent le siège devant l'édifice : les juifs assiégés tentent de repousser leurs assaillants a coups de pieux, de poutres […]. Cernés de toutes parts et n'ayant aucun doute sur le sort que les pastoureaux leur réserveraient, ils préfèrent, finalement, se donner la mort. Ce suicide collectif n'est pas un fait isolé : à Vitry, quarante juifs incarcérés s'entretuèrent, afin, dit la chronique, que "les chrétiens ne puissent les outrager".

Les pastoureaux ne profitèrent guère de leur pauvre victoire. D'Avignon où il résidait alors, le pape Jean XXII appelle les pouvoirs publics à se ressaisir. Le sénéchal de Carcassonne fait clore les portes de sa ville et annonce que toute aide apportée aux hors-la-loi entraînera la peine capitale. Affamés, abandonnés, hagards, les pastoureaux errent å travers la campagne où ils seront réduits par les troupes régulières" 1

C'est Pierre Raymond de Comminges, archevêque de Toulouse, qui, au vu des violences exercées à l'encontre des Juifs, alerte le pape Jean XXII en juin 1320, et c'est le pape lui-même qui fait grief à Philippe V le Long de ce "que la prévoyance royale ait négligé de réprimer les excès et le pernicieux exemple des Pastoureaux, qu’on devrait plutôt appeler loups, rapaces et homicides, dont les procédés offensent gravement la Majesté Divine, déshonorant le pouvoir royal et préparant, pour tout le royaume, des dangers inexprimables si on ne les arrête pas". Le pape toutefois déplore ici, si on le lit bien, l'offense faite à la Majesté Divine et le déshonneur infligé au pouvoir royal, avant les violences réservées aux Juifs.

Indépendamment de l'intervention qu'elle engage lors de la crise des pastoureaux, l'Eglise s'intéresse aux Juifs dans le cadre de la disputatio, i. e. ici dans celui de la confrontation théologique.

Le mot disputatio désigne, dans la tradition universitaire, une discussion organisée autour d'une question problématisée.

Il s'agit d'une confrontation orale, menée par plusieurs interlocuteurs, le plus souvent en présence de témoins. La règle veut qu'elle se déploie de façon à la fois vigoureuse et courtoise, comme il sied dans le domaine du jeu intellectuel. L'enjeu réside dans la conclusion, qui demeure sans prévision possible.

Le monde judiciaire pratique lui aussi la disputatio, mais cette fois dans un contexte accusatoire. 

Pierre le Vénérable, dernier des grands abbés de Cluny, initie au XIe siècle la pratique littéraire de la disputatio, entre autres dans l'ouvrage intitulé Adversus Judaeorum inveteratam duritiem (Contre les Juifs). 

La littérature hébraïque, de son côté, abonde en écrits dans lesquels, fourbissant récits et preuves archéologiques, les auteurs s'exercent à réfuter les assertions théologiques des Chrétiens. Claude Denjean cite ici le nom de Juda Halevi, auteur du Kuzari, ou Livre de l'argumentation pour la défense de la religion méprisée (circa 1140), et celui de Moshe ben Nahman Gerondi (en catalan, Bonsatruc ça Porta), dit le Ramban, auteur de nombreux ouvrages, dont Vikuah ha Ramban, récit de la dispute de Barcelone, dont il fut héros.

Ci-dessus : portrait du Ramban, peint sur un mur de l'auditorium d'Acre (Israël).

Au cours du XIIIe siècle, dans le sillage de la croisade contre les Albigeois, la pratique de la disputatio, telle qu'elle s'exerçait jusqu'alors entre Chrétiens et Juifs, change peu à peu de nature. Il ne s'agit plus, côté Chrétiens, de disputer sans préjuger de la conclusion, mais d'user de la disputatio à fin de persuasion et en quelque sorte de pédagogie chrétienne. L'Eglise attend désormais de la disputatio qu'elle serve de prélude à la conversion, puis de confirmation de cette dernière. La disputatio devient ici le substitut de l'ordalie : elle doit faire paraître "l'erreur des Juifs et du judaïsme" et consécutivement "la vérité de la vraie foi".

Pourquoi, dans ces conditions, les savants talmudistes du XIIIe siècle continuent-ils de pratiquer auprès des Chrétiens l'art de la disputatio ? questionne ici Claude Denjean. Il semble que les Juifs, au moins dans la Catalogne de Jacques Ier, nourrissaient le sentiment de la convivencia, i. e. celui d'un d'agrément qui les autorisait à arguer librement des principes de leur religion.  

La première grande dispute publique dont se souvient l'histoire du XIIIe siècle est celle de Paris, qui se déroule à la cour de Louis IX, du 25 au 27 juin 1240, en présence de la reine Blanche de Castille, des prélats de Paris, et des rabbins Jehiel de Paris, Moïse de Coucy et David de Melun. Elle oppose Nicolas Donin, juif converti, à Samuel ben Solomon de Château-Thierry. Nicolas Donin somme Samuel ben Salomon de prouver que le Talmud n'est, au regard de l'Eglise, ni immoral ni blasphématoire. Samuel ben Salomon triomphe de l'accusation. Mais en 1242, "vingt-quatre charretées de copies du Talmud" sont livrées aux flammes à Paris.  

La célèbre dispute de Barcelone, organisée du 20 au 24 juillet 1263 à l'initiative de Raymond de Penafort et en présence du roi Jacques Ier d'Aragon, oppose le dominicain Pablo Christiani, juif converti, à Rabbi Moshe ben Nahman, auteur du Ramban, à propos de la venue du Messie, du statut de ce dernier et de sa conception humaine et/ou divine. Rabbi Moshe ben Nahman déploie une argumentation brillante qui use des syllogismes de la raison pour faire éclater l'erreur contenue dans les assertions adverses,. Mais, suite aux menaces formulées par le Dominicain, et faute de garantie de la protection royale, il doit fuir. Les passages relatifs à Marie et à Jésus sont en Catalogne, effacés du Talmud sur ordre de l'Eglise. 

La disputatio qui oppose à Pamiers, en 1320, le rabbin Baruch David Neuman à Jacques Fournier, alors évêque de Mirepoix, fait dans les archives de ce dernier l'objet d'un enregistrement qui a été conservé. Victime d'un baptême forcé lors de la seconde croisade des pastoureaux 2, puis dénoncé comme relaps, le rabbin se trouve requis devant l'évêque et sommé de retourner au baptême. Baruch, qui ne l'entend point ainsi, a préparé sa défense. L'évêque s'engage personnellement dans la disputatio. Il tente d'obtenir de Baruch que celui-ci admette la Trinité, la double nature du Christ et l'avénement du Messie. Baruch, de son côté, s'applique à démontrer que le baptême forcé n'a pas de valeur. Après des semaines d'argumentation désespérée, Baruch doit reconnaître la validité de son baptême afin de sauver sa vie.

Semblablement pressés par les autorités ecclésiastiques, les Juifs de Foix s'enfuient bientôt vers la Catalogne. A leur contact, les Juifs catalans passent peu à peu du sentiment de la convivencia à la crainte. Le tour que revêt la disputatio au cours du XIVe siècle montre que la parole désormais ne sert à rien. Les Juifs, comme on sait, sont chassés de France en 1306, puis en 1394 ; ils sont chassés d'Espagne en 1492.

Youna Masset, de l'université de Toulouse, traite des Juifs méridionaux et catalans à l'épreuve de l'inquisition, de la Croisade de 1209 à la Croisade des Pastoureaux. L'affaire de la seconde croisade des pastoureaux et les suites que les autorités réservent à cette dernière montrent l'ambivalence du statut que le monde méridional et catalan assigne aux Juifs sur fond de disputatio et d'inquisitio.

Partis de Normandie et de Paris au printemps de 1320, comme indiqué dans la conférence précédente, les "pastoureaux" s'en vont en Terre Sainte et descendent vers le Sud afin de gagner d'abord Compostelle. Ils entendent à cette occasion libérer des Juifs et des Musulmans les royaumes chrétiens. L'aventure prend fin à l'automne de la même année. L'enquête royale donne lieu à des arrestations et révèle l'implication de certains officiers aux côtés des pastoureaux.  

L'affaire cristallise, concernant le statut des Juifs, un ensemble de données contradictoires. L'Eglise tient les Juifs pour des êtres inférieurs, mais elle se doit de les protéger parce qu'ils participent d'une histoire commune et ont été, de façon tragique, les ancêtres du Messie. Le roi ménage les Juifs parce ceux-ci sont source de richesse et de rentrées fiscales.  Le peuple a recours aux prêteurs juifs et se représente par suite la communauté éponyme de façon fortement stéréotypée. Les Juifs hésitent eux-même, après les événements de 1320, entre le sentiment d'un possible retour de la convivencia" et une "vision lacrymale" de leur propre destin.

Youna Masset, pour plus de détails, renvoie ici aux deux auteurs suivants : David Nirenberg, in Violence et minorités au Moyen Âge 3 et Georges Passerat, in La croisade des pastoureaux 4.

L'étude des procès faits aux Juifs au XIVe siècle en Catalogne montre que la procédure dont ceux-ci font l'objet passe cahin-caha "de l'accusatoire à l'inquisitoire". A Montblanc, par exemple, en 1307, suite à une dénonciation, un prêteur juif nommé Astruch est accusé de fraude. L'accusation déclenche l'ouverture d'une inquisitio (enquête), d'où la convocation et l'audition de nombreux témoins – parmi lesquels, un seul à décharge. Le prévenu, quant à lui, dispose de procuratores (avocats). Soumis à la torture, Astruch n'avoue pas. Il est condamné à "une peine corporelle", car il conserve comme tous les autres Juifs le statut de serf du roi. Le juge lui inflige en l'occurrence une peine supérieure à celle qu'encourrait ici un homme de condition non-servile. Astruch, qui jouit d'une position importante dans la société du temps, est finalement gracié par le roi contre versement d'une somme importante.

On remarquera par ailleurs, ajoute Youna Masset, que l'inquisitio s'engage ici comme ailleurs sur la base de la fama, la rumeur publique. Les Juifs demeurent, en tant que tels, particulièrement exposés aux manipulations et autres errements de cette dernière.

Youna Masset tente finalement de déterminer si, dans la Catalogne du XIVe siècle, Chrétiens, Musulmans et Juifs sont au regard de la justice des justiciables identiques. Il semble que c'est le cas au regard des tribunaux civils, remarque-t-elle ; "les tribunaux civils en tout cas ne peuvent être taxés d''anti-judaïsme". 

En va-t-il de même pour les tribunaux ecclésiastiques ? Evitant de forcer le trait, Youna Masset remarque qu'au XIVe siècle, la procédure laisse moins de place à la défense et que l'inquisitio constitue de plus en plus le terme du procès.

Constatant le statut des Juifs auprès des tribunaux de tous bords, reste à poursuivre l'exploration des archives, dixit Youna Masset, afin d'approfondir nombre de questions qui demeurent aujourd'hui en suspens : le témoignage d'un Juif a-t-il auprès des tribunaux du XIVe siècle autant de poids que celui d'un Chrétien ? recourt-on semblablement à la torture à l'encontre d'un Juif, d'un Musulman, d'un Chrétien ? le cours du procès s'arrête-t-il après l'enquête lorsque l'accusé est musulman ou chrétien ? la justice royale est-elle plus clémente que la justice locale ? selon que l'accusé est juif, musulman ou chrétien, la sentence est-elle la même pour le même chef d'accusation ? etc.

Joseph Schatzmiller, dans l'ouvrage collectif intitulé L'Expulsion des Juifs de France 1394 5, dit des procès faits aux Juifs au cours du XIVe siècle, qu'on voit s'y forger la vision négative "du Juif" dont Shakespeare produira la version revue et corrigée, alias Shylock.

Rémi Meunier, de l'université de Toulouse, évoque Autour de Salomon Ben Adret, les pouvoirs et les Juifs après 1209. Les Juifs, observe d'un trait Rémi Meunier, représentent aux yeux des rois "une manne financière", et aux yeux de l'Eglise une catégorie de "personnes à convertir". Ils sont, dans ce contexte, épisodiquement victimes d'actions concertées, dont certaines, comme la seconde croisade des pastoureaux, donnent lieu à des violences tragiques. Le brûlement des livres talmudiques ordonné à Paris par Saint Louis constitue en 1242 un moment de désastre culturel dont le souvenir marque durablement les esprits.

Salomon Ben Adret (1225-1310), rabbin de Barcelone, incarne la résistance de sa communauté aux tourments du siècle. Issu d'une grande famille de prêteurs, devenu lui-même un financier important, Salomon Ben Adret est par ailleurs le fondateur d'une importante école talmudique et l'auteur d'une oeuvre exégétique abondante qui lui vaut à l'époque une immense renommée internationale. Il fait partie des interlocuteurs privilégiés du roi d'Aragon et jouit du statut de voix écoutée lors des procès. Il participe à la dispute de Barcelone, aux côtés de son maître Rabbi Moshe ben Nahman, en 1263. 

Ci-dessus : Talmud, Exode, XV, 1-1, parchemin, Castille, 1232.
Traditionnellement copié sur 30 lignes disposées en quinconce, le texte célèbre ici le passage de la Mer Rouge. Les 30 lignes en quinconce représentent les briques, symboles de l'ancienne servitude des Hébreux.

L'Eglise combattante du XIIIe siècle développe en direction des Juifs une politique de conversion, conduite par les Dominicains. De façon systématique, ceux-ci multiplient les séances de disputatio ainsi que les campagnes de sermons. On ne sait si l'assistance aux sermons constituait une obligation. Les rabbins, dont Salomon Ben Adret, tentent d'armer leurs coreligionnaires d'arguments qui leur permettent de soutenir la disputatio. L'inquiétude l'emporte peu à peu sur le sentiment de la convivencia.

Le pouvoir royal, dans le même temps, fait montre vis-à-vis de la communauté juive d'une politique inconstante, marquée par une succession de décrets contradictoires. Demeurés serfs du roi, les Juifs servent en effet de cible fiscale et de pourvoyeurs de fonds au bénéfice d'une administration dont les besoins ne cessent de croître. Ils se voient ainsi accablés de taxes de plus en plus lourdes et doivent assurer, par exemple, le financement de l'expédition menée en 1304 par Jacques II d'Aragon contre le comte de Foix. 

Le même roi se montre attentif au déroulement des procès qui opposent les Juifs entre eux, – surtout s'il agit de procès financiers. Le monarque intervient, le cas échéant, en faveur d'un justiciable juif qui fait partie de ses courtisans ou de ses relations d'affaires. Ce type d'intervention n'est pas contesté.

Poussés à exercer la fonction d'argentiers, les Juifs, en Catalogne, pratiquent le prêt à intérêt dans un cadre strictement défini par le pouvoir royal. Cédant ainsi à la pression de l'Eglise, qui condamne le prêt à intérêt, le roi, au XIIIe siècle, fixe le plafond du taux d'intérêt à 20% et stipule que l'intérêt ne doit pas dépasser le capital. Cet encadrement s'exerce de manière effective et produit des résultats efficaces. Mais, influencée par l'Eglise, la société chrétienne développe, concernant les prêteurs juifs, qu'elle fréquente pourtant le moment venu, la vision négative de l'impitoyable usurier. Il s'agit là, précise Rémi Meunier, d'une vision suggérée ou spécieuse, car les archives montrent que les prêteurs respectent le taux, que les rares contrevenants sont sévèrement sanctionnés, et que la plupart des dits prêteurs ont l'intelligence de consentir des délais aux créanciers en difficulté.

Personne, dans la société catalane du XIIIe, ne s'interdit jamais de recourir au crédit. L'aristocratie fréquente assidument les prêteurs, et dans ce cas, dixit Rémi Meunier, "on travaille avec un prêteur sur plusieurs générations". La demande aristocratique de crédit favorise le développement d'un microcosme au sein duquel famille, notaire, prêteur, conseiller royal, tous tirent tour à tour avantage du système auquel ils contribuent à des titres divers. Chrétiens et Juifs se mêlent ainsi, au nom de leurs intérêts bien compris, jusque dans les cercles proches du roi.

L'ensemble du tableau esquissé ici permet-il d'augurer que la Catalogne du XIIIe siècle s'achemine vers une exclusion des Juifs ? questionne Rémi Meunier.

La communauté juive, en tout cas, fait preuve d'une belle résistance. Elle conserve avec l'Eglise des "relations tempérées". Mais son statut se dégrade.       

Esperança Valls, de l'université de Gérone, étudie De part et d'autre des Pyrénées, économie, commerce et mouvements de la population juive au temps de la Croisade, dans les territoires géronais.

On observe, dit-elle, l'expansion de plusieurs communautés juives en Catalogne pendant la Croisade. La structuration du gouvernement catalan force, semble-t-il, celle des communautés en question. Le nerf d'une telle structuration réside sans doute pour les communautés juives dans l'assujettissement à la collecta, ou ensemble d'impôts et de taxes spécifiquement appliqués aux Musulmans et aux Juifs, impôts et taxes dont le poids varie en fonction de la région d'établissement, – Barcelone, Lèrida, ou Tortosa, puis en 1342 Gérone. Vu le poids très lourd de la collecta 6, les Juifs se trouvent de facto contraints de se fixer dans une région, d'où empêchés de transiter d'une région à l'autre, sauf à risquer ailleurs de souffrir le poids d'une collecta seconde.  

La structuration des communautés juives se fait aussi à l'échelle administrative de la protection auxquelles les dites communautés ont droit. Jugées pourvoyeuses de ressources, ces communautés jouissent initialement d'une garantie de protection triple : celle du roi, celle des seigneurs, celle de l'Eglise. La garantie va ici aux "ressources espérées" tout autant qu'aux personnes, remarque au passage Esperança Valls. L'application d'une telle garantie se révélant par la suite source de conflits entre les différents pouvoirs, les communautés juives ne bénéficient bientôt plus que d'une seule protection à la fois, exclusive des deux autres et chaque fois relative au statut administratif – royal, seigneurial, ou ecclésiastique – du lieu d'établissement. Ainsi redéfini, le droit à la protection s'applique difficilement au cas des nombreux Juifs que leurs activités obligent à migrer d'un lieu à l'autre, sauf bis repetita à risquer ailleurs le doublement de la collecta….  

Du droit à l'application du droit, remarque ici encore Esperança Valls, on voit comment la dite application, en même temps qu'elle fait perdre au droit tout ou partie de sa substance, contribue par effet de bord au possible du processus de "spoliation" auquel les communautés juives se trouveront soumises progressivement. 

Un Juif qui veut migrer d'une région à une autre doit ainsi liquider ses comptes dans la région d'origine et acheter le droit d'entrer dans la région de destination. L'administration royale, seigneuriale ou ecclésiastique, monnaie chèrement le droit individuel de viatjet, mais peut aussi, dans le cas des groupes, l'accorder à titre gratuit afin de favoriser le repeuplement d'une zone déshéritée. Elle s'applique à gérer un flux continu de personnes qui entrent en Catalogne ou en sortent pour des raisons très diverses, – mariage, commerce international, circonstances politiques. Elle traite ainsi dans l'urgence le cas des 1306 Juifs français qui demandent à se réfugier en Catalogne après l'expulsion de 1306.

La plupart des nouveaux entrants sont invités à s'installer dans les petites villes du territoire de Gérone ou du comté de Barcelone et d'Ampurias afin de contribuer à la création de nouveaux marchés et de favoriser par suite la croissance économique de la région. Il s'agit là d'une politique encouragée par les souverains. Le comte d'Ampurias publie en 1238 une charte de faiblesse qui accorde protection et sauf-conduits aux commerçants juifs. Le comte de Barcelone, dans le même temps, autorise la construction d'une seconde synagogue à Gérone. En 1262, Gérone accueille, au titre de l'immigration collective, 12 familles juives, venues, entre autres, de Foix et de Saverdun. En 1267, la ville de Figueras accorde aux Juifs certains avantages fiscaux afin d'attirer de nouveaux entrants, à partir du comté voisin. L'étude du mouvement de la population juive montre que celle-ci se déplace dans le temps de façon continue, non seulement de ville en ville, mais aussi de village en village pour des raisons qu'on devine familiales.

En 1285, lorsque, au titre des suites de la Croisade contre les Albigeois, Philippe III le Hardi se joint à Jacques II de Majorque pour envahir la Catalogne, une partie de la communauté juive de Gérone migre vers Valence afin d'échapper aux violences et aux pillages. Quelques unes des familles qui ont fui choisiront de se fixer en Andalousie. La Catalogne, quant à elle, se trouve, après le retrait des troupes françaises, dans une situation de catastrophe économique. Le roi Pierre III déclare alors un moratoire sur la dette qui se prolongera jusqu'au début du XIVe siècle.

En 1306, Philippe le Bel décrète l'expulsion des Juifs de France. Nombre d'entre eux passent en Catalogne, et on compte 10 500 arrivants dans la communauté juive de Gérone. Cet afflux de population va permettre l'essor de la ville jusqu'en 1348, date d'arrivée de la peste noire. Le quartier juif de Barcelone, cette même année, est pillé…

Les communautés juives de Catalogne, conclut Esperança Valls, ont connu durant le siècle de la Croisade un moment d'expansion. Spécialisées dans le prêt d'argent et répondant ainsi à une demande générale et constante, elles ont fourni à la Catalogne, dans un contexte marqué par le déficit chronique des cités, les capitaux nécessaires au développement de l'économie, par là joué un rôle décisif dans l'histoire du pays.

Concernant l'activité des communautés juives de Catalogne, les textes qui ont été conservés sont essentiellement des reconnaissances de dette. D'autres activités, dans lesquelles l'écriture n'intervient pas, n'ont pu laisser de traces littérales. Il en va ainsi de l'agriculture et de l'artisanat. Outre les reconnaissances de dette, on dispose aussi de la liste officielle des prêteurs reconnus par les tribunaux, de maigres fragments hébraïques, et de quelques noms de prêteurs relevés à la fin du XIIIe siècle ou au début du XIVe par une main chrétienne.

La lecture de ces différentes sources indique qu'à partir de 1229, le taux d'intérêt se trouve limité à 20%, et que les contrevenants sont exposés à des amendes ou à des peines de prison. Les emprunteurs qui tardent à rembourser, encourent quant à eux des pénalités de retard. Les sources ne permettent pas en revanche de connaître les objectifs du prêt. Ceux-ci n'ont pas été écrits.

Les sources montrent par ailleurs que les prêts s'échelonnent majoritairement dans une fourchette qui va de 8 sous à 900 sous et que la moyenne des prêts est de 100 sous. A noter que l'activité de prêt demeure interdite pendant le cycle des fêtes liturgiques. Les sources indiquent également que le nombre des prêteurs est d'environ 30 par ville, que ces prêteurs font preuve d'une grande mobilité et qu'ils ont affaire à une clientèle très diverse.

La lecture des archives fournit également quelques informations concernant l'activité des marchands, particulièrement nombreux à Barcelone. La plupart de ces marchands achètent et vendent des vignes, du raisin, des animaux, des boeufs., ou encore des draps. On sait qu'ils paient des taxes sur les transactions relatives à la viande et au vin. D'autres marchands encore, à Barcelone et à Gérone, ont opté pour le commerce maritime en direction d'Alexandrie. Ceux-là, qui font office d'armateurs, disposent de suffisamment de capitaux, de contacts, de compétences, pour être admis et reconnus au sein de la nouvelle bourgeoisie montante. L'un de ces marchands, par exemple, noue en 1301 dans cette bourgeoisie chrétienne un partenariat pour l'armement d'un navire vers Chypre.

Esperança Valls, ici, fait le point…

La formation et le développement des communautés juives sont dus en Catalogne à un ensemble de facteurs historiques déterminés au XIIIe siècle par la Croisade. Ces communautés contribuent à l'essor économique des villes et au repeuplement des zones rurales désertées. Elles remplissent ainsi dans la société du temps une fonction vitale .  

De façon qui étonne après le bel enchaînement des contributions précédentes, Gwendoline Hancke, docteur en histoire, intervient ici, dimanche matin, à propos du Monachisme féminin en comté de Foix et de l'impact du catharisme et de la croisade. Les nécessités de la programmation veulent que le quatrième chapitre du colloque, intitulé L'Eglise locale au coeur des difficultés du temps, commence ce dimanche matin à onze heures et se poursuive dans l'après-midi.

Le monachisme féminin est d'apparition tardive en comté de Foix, remarque Gwendoline Hancke. Il se développe à partir du XIIe siècle, sous l'égide des grandes abbayes de Toulouse, grâce au soutien de l'évêque Foulque et à celui des familles nobles, qui cherchent où établir leurs filles non mariées.

Il s'inspire par ailleurs d'une tradition féminine bien ancrée, celle des Deo devotae, qui font le choix de se consacrer à la vie dévote en leur propre maison. Nombre de femmes cathares font partie de ces Deo devotae. Après la Croisade, certaines d'entre elles se réfugient dans les institutions bénédictines.

Fondé en 1206 par Saint Dominique à l'instigation de Foulques, évêque de Toulouse, le monastère de Prouilhe, près de Fanjeaux, a ainsi pour vocation d'accueillir les nouvelles converties, de les aider à replacer leur ancienne vie dans l'orthodoxie chrétienne et de promouvoir ainsi la cause de la vraie foi. Fondée à Mirepoix vers l'an 1300, l'abbaye cistercienne de Beaulieu se réclame d'une vocation identique.

Hors de la zone géographique où s'est concentrée l'hérésie, d'autres monastères, tels que celui de Sainte-Croix-Volvestre, se sont développés au cours du XIIe siècle indépendamment de toute visée missionnaire. Fondé entre 1114 et 1117 par l'ordre de Fontevrault, le prieuré de Sainte-Croix-Volvestre prospère, conformément à la règle de l'ordre, sous la direction d'une femme, Filippa de Tersac, fille du seigneur de Volvestre. Celui-ci consent au monastère de nombreuses donations. Epargné par les effets de la Croisade, ce monastère passe au XIIIe siècle pour l'un des plus florissants de la région. Ruiné par la guerre de cent ans, il succombe en 1360 aux assauts des routiers.

Egalement fondé par l'ordre de Fontevrault, le prieuré de Druilhe, à Brie, sur le territoire de la commune de Saverdun, i. e. plus près de la zone d'hérésie, connaît un climat différent. Les registres de l'inquisition indiquent qu'Agnès de Belpech, en 1245, y aurait été consolée sur son lit de mort. La communauté a probablement fait l'objet d'une pénétration cathare et admis la cohabitation de l'orthodoxie et de "l'hérésie".  

Après 1213, date de l'officialisation de la branche féminine de Cîteaux, c'est l'ordre cistercien qui domine, jusqu'à la fin du XIIIe siècle, dans le paysage monastique du comté de Foix.

A Marens, près du Carla Bayle, la métairie dite "de Saint Geniès" constitue par son nom le seul vestige du couvent de moniales fondé ici, à la fin du XIIe siècle, par l'abbaye cistercienne de Boulbonne. Raymond de Lautrec, évêque de Toulouse, confie l'administration de ce couvent à l'abbaye de Lézat. Peu soucieux d'assurer l'ordinaire des moniales, l'abbé de Lézat tente longtemps d'empêcher l'installation de ces dernières. Il doit finalement s'incliner, suite à l'intervention du comte de Foix (1185). L'administration du couvent revient au cours du XIIIe siècle à l'abbaye de Boulbonne. Le couvent et l'église attenante sont détruits au XVIe siècle, lors des guerres de religion.

Près du lieu-dit nommé Bannègre, sur la route qui va de Saverdun à Saint-Amans, le monastère de Valnègre, aujourd'hui disparu, constitue lui aussi une création cistercienne. Plus encore que le monastère de Saint Geniès, il témoigne de la pénétration hérétique, puisqu'il abrite successivement 4 abbesses, Jordana (1206), Mabilla I (circa 1230), Mabilla II (circa 1267-1277), Brayda (1280-1290), et un prêtre, Bernat, qui viennent du monde cathare. 32 des moniales, issues de la noblesse, sont probablement elles aussi gagnées à ce monde-là.

Le couvent bénéficie en outre du soutien appuyé de la maison de Foix. Agnès de Foix, fille de Roger IV, épouse d'Eschivat de Chabanais, comte de Bigorre, multiplie les donations – psautier couvert de plaques d'argent, avec armes du comte de Foix et de la famille catalane de Cardona ; 130 pièces de vaisselle d'argent ; 1270 livres 118 sols en monnaies diverses – et, à sa mort, survenue en 1236 sans enfants,  concède encore par testament un legs de 400 livres tournois.

Au XIVe siècle, le couvent connaît de nombreux conflits internes. Dès 1301, une première crise entraîne l'excommunication des moniales. En 1305, simonie et violences valent à ces dernières une seconde excommunication. En 1310, troisième excommunication. Trop de moniales entrées ici sous la pression des familles nobles peinent à observer la règle de l'établissement. Le couvent, dès lors, n'accueille plus les moniales qu'au-delà de l'âge de 40 ans et pourvues d'une dot de 100 marcs d'argent. En 1336, il n'abrite plus que 20 moniales. L'arrivée des routiers, en 1443, précipite sa disparition.

Après les Cisterciens et l'ordre de Fontevrault, ce sont les ordres mendiants qui, vers 1338, s'installent dans le comté de Foix et y créent des couvents de Clarisses. Une communauté de 20 moniales clarisses se constitue ainsi à Mirepoix, dans le cadre cistercien de l'abbaye de Beaulieu. Ce sont l'évêque de Toulouse et l'évêque de Mirepoix qui obtiennent, avec l'accord du chapitre, l'accueil des Clarisses à Beaulieu.

Rejointes par quelques transfuges de Valnègre, les Clarisses, au sein de l'abbaye de Beaulieu, disposent de la chapelle Saint Paul. Elle vivent de dons, le plus souvent consentis par les seigneurs. Parmi les 20 moniales clarisses, 17 sont issues de la noblesse, dont 13 de la petite noblesse rurale, et 3 que l'on sait antérieurement acquises au catharisme. L'abbaye de Beaulieu et la communauté clarisse finissent après le pillage de la ville par les routiers. 

Gwendoline Hancke remarque en conclusion que le monachisme féminin demeure peu développé en comté de Foix, du fait sans doute de la Croisade, qui, durant un siècle, a rendu difficile l'action des ordres fondateurs. Seules les abbayes cisterciennes, qui ont donné au Midi Jacques Fournier, évêque de Pamiers, puis évêque de Mirepoix, plus tard élevé au pontificat sous le nom de Benoît XII – seules les abbayes cisterciennes donc ont "profité de la conjoncture", – Gwendoline Hancke dixit.

Je n'ai pu être présente, dimanche après-midi, à la dernière séance du colloque. Je le regrette bien. Les contributions annoncées pour le dimanche après-midi faisaient suite à celle de Gwendoline Hancke. Pour en savoir plus sur L'Eglise au coeur des difficultés du temps, il faudra attendre la publication des actes du colloque.  Bientôt, j'espère. 

Là tout de suite, je suis contente d'être arrivée au bout de ce compte-rendu sans caler en route 🙂

A lire aussi :

1209-1309 – Un siècle intense au pied des Pyrénées (journée 1)
1209-1309 – Un siècle intense au pied des Pyrénées (journée 2)

Notes:

  1. Béatrice Philippe, Etre juif dans la société française du Moyen-Âge à nos jours, éditions Complexe, Bruxelles, 1997 ↩︎

  2. Sur les conditions du baptême forcé de Baruch David Neuman, voir : Béatrice Philippe, Etre juif dans la société française du Moyen Age à nos jours, pp. 51-52 ↩︎

  3. David Nirenberg, Violence et minorités au Moyen Âge, trad. de l’anglais par Nicole Genet, préf. de Claude Gauvard, Paris, PUF, col. Le nœud gordien, 2001 ↩︎

  4. Georges Passerat, La croisade des Pastoureaux. Sur la route du Mont-Saint-Michel à Narbonne, la tragédie sanglante des Juifs, au début du XIVe siècle (1320), Cahors, La Louve éditions, 2006 ↩︎

  5. L'Expulsion des Juifs de France 1394, sous la direction de Gilbert Dahan avec la collaboration d'Élie Nicolas ;  ouvrage publié avec le concours de la Fondation Jacques et Jacqueline Lévy-Willard (Fondation du judaïsme français) ; éditions du Cerf, 2004. ↩︎

  6. Sur le poids de la collecta, voir Christian Guillere, Les finances royales à la fin du règne d'Alfonso IV el Benigno (1335-1336), in Mélanges de la Casa de Velázquez, tome 18-1, 1982, pp. 33-60. ↩︎

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1 commentaire au sujet de « 1209-1309 – Un siècle intense au pied des Pyrénées (journée 3) »

  1. Martine Rouche

    Grande et enrichissante journée, comme les précédentes, même si nous n'avons pu assister aux communications de l'après-midi, ni, bien sûr, à la conclusion de ces trois journées. Comme tu le dis, il nous faudra attendre la publication des Actes du colloque.
    Avant les travaux de ces universitaires, bien peu de documents traitaient de la place des Juifs dans la société médiévale en Ariège : un article du chanoine Eugène Ferran, paru dans un annuaire de l'Ariège, des paragraphes dans les Annales de Pamiers de Jules de Lahondès, et des études de Felix Pasquier dans la Revue des Langues Romanes, plus des articles du docteur Ourgaud dont j'ai la référence mais que je n'ai pas trouvés.
    En général, le discours, très daté du XIXe siècle, empreint d'une forme de commisération qui se veut de la charité ou de la philanthropie, insiste sur les privilèges et franchises accordés aux Juifs de Pamiers, notamment par Bernard Saisset, 15e abbé de Saint-Antonin, que Boniface VIII devait nommer, en 1295, à la tête de l'évêché nouvellement créé à Pamiers.
    " Bernard Saisset, que le chroniqueur ariégeois Esquerrier décrit comme " lettrut e courratchut " approuva les statuts que les Juifs soumis à la juridiction de l'abbaye venaient de formuler pour la direction de leur communauté. Selon ces statuts, les Juifs s'obligeaient spontanément à certaines restrictions relatives aux festins qu'ils pouvaient donner, de même qu'à leur costume et à la présence de leurs femmes au marché public, le samedi. Mais ils s'attribuaient les privilèges suivants : si l'un des membres de la communauté de Pamiers était cité en justice par quelque clerc ou quelque  laïque, toute la communauté pourrait lui venir en aide pour payer les frais de cette citation. Les peines encourues pour violation des statuts de la communauté ne pourraient être infligées sans en référer à l'Abbé et au monastère. En confirmant ces droits, Bernard Saisset imposa aux Juifs de Pamiers pour toute marque distinctive la rotula (petite roue) de fil blanc, qu'ils devaient coudre sur le devant de leur habit, sans les astreindre, comme leurs confrère d'autres contrées, à  porter des costumes infâmants et ridicules.
    […] En considération de la protection que les Juifs avaient trouvée auprès des abbés de Saint-Antonin, ils leur payaient annuellement un tribut dont ils se faisaient honneur. C'était une patente commerciale (cf la sentence arbitrale prononcée en novembre 1297 par Gui de Lévis pour trancher les différends entre l'évêque de Pamiers et le comte de Foix, coseigneurs paréagistes) que se partageaient à égalité le seigneur évêque et le seigneur comte, patente perçue sur tous les revenus provenant des fours , des moulins, des bancs ou des boutiques tenus par des Juifs.
    […] En 1306, Philippe le Bel commit le chanoine de Paris Gérard de Cortone pour faire vendre tous les biens de la communauté juive de la sénéchaussée de Carcassonne (dont Pamiers). Dès 1307, les Juifs furent chassés. Ils ne purent revenir que huit ans plus tard, après la mort de Philippe le Bel. "
     
    Le chanoine Ferran poursuit :
    " Deux membres de la communauté juive de Pamiers, en 1320, Baruc et David de Troys, nous sont connus, grâce au manuscrit latin 4030 de la Bibliothèque Vaticane " Processus contra hereticos Valdenses " renfermant la procédure de Jacques Fournier, évêque de Pamiers, plus tard pape sous le nom de Benoît XII, contre les cathares et autres hérétiques de l'Ariège. De ce précieux document, M. l'abbé J.M.Vidal, ancien chapelain de Saint-Louis-des-Français, à Rome, a extrait la Confessio Baruc, qui est la déposition faite par le Juif Baruc devant le Tribunal du Saint-Office de Pamiers. "
    La suite de l'article donne la même matière qu'ont proposée les universitaires qui sont intervenus lors du colloque, avec, bien sûr, moins de recul et moins de réflexion historique et philosophique. Mais au moins leurs auteurs avaient-ils le courage intellectuel d'aborder cette difficile question.

  2. Martine Rouche

    Il y a longtemps que je n'avais pas cité une de mes sources majeures, l'abbé F. Robert, curé de Bajou, membre de la Société Ariégeoise des Sciences, Lettres et Arts … En 1909, il publia une notice sur l'abbaye de Notre-Dame de Beaulieu, ordre de Citeaux, à Mirepoix (Ariège).
    " En 1298, un an après leur mariage, Jean de Lévis et Constance de Foix fondèrent à Mirepoix l'abbaye de Beaulieu. Ce nom, porté par plusieurs abbayes cisterciennes, venait de la beauté du site, pris dans l'enclos de la ville nouvellement rebâtie après l'inondation de 1289, sur un terrain donné par le couple seigneurial. C'était un grand moulon situé à l'ouest, sur la promenade de la porte d'Avail [actuellement Cours du maréchal de Mirepoix], entouré de grandes murailles, avec, au centre, un couvent assez spacieux pour loger une vingtaine de religieuses et une chapelle dédiée, nous ne savons pourquoi, à l'apôtre saint Paul. Ce qui resta de l'enclos, en plus des lieux réguliers, fut converti en jardins et verger. "
    L'abbé Robert explique l'affiliation à l'ordre de Citeaux, un temps repoussée, par la vénération particulière des comtes de Foix pour les enfants de saint Bernard : ils avaient leur sépulture à l'abbaye cistercienne de Boulbonne, près de Mazères, qu'ils avaient fondée, et étaient bienfaiteurs de Valnègre et Calers, de l'ordre de Citeaux. La demande d'incorporation de Notre-Dame de Beaulieu à l'ordre de Citeaux fut bien accueillie et les abbés des abbayes de Bonnefont et de Calers furent délégués pour procéder à l'affiliation demandée. Animé d'un zèle très personnel, l'abbé de Calers s'arrêta à Valnègre où il prit plusieurs religieuses professes qui, avec l'accord de leur abbesse, consentirent à venir habiter le couvent de Mirepoix. Arrivé à Beaulieu, l'abbé de Calers prononce l'acte d'union avec Citeaux et la clôture, et fait élire l'abbesse prise parmi les religieuses venues de Valnègre. Cet abbé devint ainsi le père spirituel de la maison.
    Les trois premiers évêques de Mirepoix, Raymond d'Athon, Jacques Fournier et Pierre de Lapérarède, persuadés de la nullité des actes de l'abbé de Calers n'alertèrent pas le pape. En revanche, Constance de Foix, par scrupule, sollicita Jean XXII qui, par bulle du 27 janvier 1330, délégua Jourdain de Roquefort, prieur de Camon, et Pierre de Durban, chanoine de Pamiers, pour enquêter et mesurer le dommage que l'incorporation du monsatère de Beaulieu à l'ordre de Citeaux pourrait causer à l'évêque et au Chapitre de Mirepoix. La bulle du 10 avril 1331 ratifie la fondation de l'abbaye et stipule un certain nombre d'obligations : les religieuses seront au nombre de dix-neuf, plus l'abbesse; chaque nouvel évêque aura le droit de faire entrer comme religieuse une jeune fille de son choix que la communauté de Beaulieu devra accepter, à condition qu'il y ait une place vacante. Les religieuses ne pourront nourrir que soixante-dix têtes de bétail. Elles verseront au chapitre le tiers des droits de funérailles et le corps du défunt devra d'abord être porté à l'église mère avant de l'être à la chapelle du couvent.
    Constance de Foix assigna au monastère une pension de dix-huit livres et son fils Jean II de Lévis engagea pour l'abbesse Azemarre de Lissac et les autres moniales tous les revenus de Quié, Cavanac et Tréziers.
    L'abbé Robert donne aussi la liste de dix-sept moniales de Beaulieu à cette époque : Azemarre de Lissac, abbesse, venue de Valnègre ; Véziars de Lissac, prieure ; Ermesinde des Pujols, sous-prieure ; Fabrice Mathée, cellerière majeure ;  Ayceline de Canté [d'où était natif Jacques Fournié], sous-cellerière ; Braïda de Cairriont, sacristine ; Brunisende Saquère, chantre ; Marguerite et Jeanne de Lévis, Condor de Lissac, Gaillarde Anduras, Veziaque du Falgar, Saurimonde de Marquein, Françoise Mathée, Sclarmonde de Véziaque, Condor de Miglos et Adelaïs Andrée. Comme on le voit, la noblesse du pays est représentée. C'est Jeanne de Lévis qui succèdera à Azemare de Lissac.
    Dans son testament, Constance de Foix laissa à Beaulieu quinze livres, six muids de froment et quatre muids d'orge. Elle fut ensevelie dans la chapelle du monastère où son corps demeura jusqu'à la destruction de l'abbaye par les routiers en 1362.  Sa dépouille fut plus tard transportée dans une des chapelles de la cathédrale. Beaulieu ne se releva pas de cette attaque, ses biens furent réunis en partie à Boulbonne vers 1370, et les pierres qui restaient furent utilisées lors des travaux ordonnés par Philippe de Lévis pour la cathédrale de Mirepoix.

  3. Anne-Marie Dambies

    voilà un texte, Martine, qui aurait eu sa place lors du Colloque de Foix, bien dans la veine des communications du dernier après midi