La dormeuse blogue

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Un drame inconnu – Quelques vers sérieux de François Melchior Soulié

Ma naissance rendit ma mère infirme. Elle quitta ma ville natale quelques jours après ma naissance, et, bien que je sois retourné souvent dans mon département, et à quelques lieues de Foix, je n’ai jamais revu cette ville. Je demeurai avec ma mère dans la ville de Mirepoix jusqu’à l’âge de quatre ans. Mon père était employé dans les finances et sujet à changer de résidence. Il me prit avec lui en 1804. En 1808, je le suivis à Nantes… 1 C’est Frédéric Soulié qui parle ici, dans un texte autobiographique, rédigé à l’intention d’A.E.I. (Lemolt), fondateur du Biographe  2 et publié pour la première fois dans La Presse, le 27 septembre 1847. Sans user de mots qui blessent, l’écrivain y fait état de la séparation brutalement survenue au lendemain de sa naissance entre Jeanne Marie Baillé et François Melchior Soulié, ses parents. Cette séparation demeure inexpliquée. Elle se répète toutefois sur le mode palimpseste dans chacun des ouvrages de Frédéric Soulié. Je reviendrai sur ce palimpseste dans un prochain article.

Il se trouve que le père de Frédéric Soulié, (François) Melchior Soulié, qui a été professeur de philosophie avant de devenir militaire, puis directeur des contributions, évoque le drame de la dite séparation dans un recueil de vers, composé et publié par ses soins en 1840, soit sept ans avant la mort de son fils, et cinq mois plus tard la sienne propre. Intitulé Quelques vers sérieux, ce recueil est dédié "A Frédéric Soulié" :

Ce nom très roturier que t’a transmis ton père…    

Tout de suite après la dédicace à son fils, revenant sur le passé, Melchior Soulié dresse de sa vie un bilan tragique. Le poème s’intitule "Une vie d’honnête homme" (p. 7). 

 

Aimez, aimez la vie, ô vous, heureux du jour,
A qui tout appartient, honneurs, pouvoir, richesse.
Elle est belle pour vous ; délicieux séjour,
Ce monde pour vous seuls n’a que des jours d’ivresse.

La vie ! aimez-la bien, je ne puis l’aimer, moi.
Telle qu’on me la fit, c’est un présent funeste,
C’est l’arrêt d’un destin dont je subis la loi ;
Toujours je la dédaigne et par fois la déteste.

Oui, je préférerais n’avoir pas existé.
Cette paix du néant que le sort m’a ravie,
Oui, je l’aimerais mieux que d’avoir assisté
A ce drame insensé qu’on appelle la vie.

Oh ! lorsque dans mon sein mon jeune coeur bondit,
Avec charme agitant mon âme solitaire,
Et lorsqu’un coeur de femme à mon coeur répondit,
Je crus que le bonheur habitait sur la terre.

Mais regardez l’éclair qui sillonne le ciel !
Un plus sombre horizon suit sa flamme éphémère.
Ainsi l’amour m’offrit quelques gouttes de miel,
Pour rendre de mes jours la coupe plus amère.

Pourquoi faut-il, hélas ! qu’un front plein de candeur,
Un céleste regard, un corps rempli de charmes,
Soient un masque de l’âme et cachent sa laideur,
Pour qu’un amour trompé s’éteigne dans les larmes?

Trahi, désenchanté, dans mon coeur neuf encor
L’amitié se glissa comme une douce flamme !
Il me parut si beau ce rare et libre accord !
Deux hommes, deux amis semblaient n’avoir qu’une âme.

Nous marchions dans la vie en nous donnant la main,
Et nous sentions ainsi doubler notre courage ;
Comme deux voyageurs, dans un rude chemin
L’un sur l’autre appuyés, tiennent tête à l’orage.

A l’ami malheureux quand je servis d’appui,
Je prodiguai mon or, j’aurais donné ma vie.
Mais bientôt, à mon tour, malheureux comme lui,
Je vis par un ingrat mon amitié trahie.

Alors du monde entier je voulus m’isoler.
Je le voulus en vain ; l’exil et le silence
Aigrirent mes ennuis, loin de les consoler,
Et, malgré moi, le monde emporta la balance.

De l’homme quel est donc le bizarre destin ?
Ce qui fit son amour bientôt fera sa haine ;
Il renverse le soir l’idole du matin,
Il se rit de l’hymen et portera sa chaîne.

Et moi pourtant, tout fier d’écouter la raison,
Je ne prétendis point que ma femme fut belle,
Et qu’elle eut tout l’éclat de la jeune saison ;
Je voulus avant tout une épouse fidèle.

D’obtenir ce trésor on a beau se flatter…
A la fidélité trop heureux qui peut croire.
Je n’aspirais, hélas ! qu’au bonheur d’en douter,
Et n’ai pu remporter cette triste victoire.

Ainsi l’hymen souvent perd son bel avenir ;
Ainsi quand des enfants, à leurs jeunes caresses
Mêlent le nom de père, un fatal souvenir
D’un malheureux époux vient glacer les tendresses.

Bientôt, pour m’accabler de toute sa rigueur,
Le sort ouvre l’arène aux troubles politiques,
Et me lance au milieu des partis en fureur,
Ajoutant des fléaux aux chagrins domestiques.

Je crus que la prudence était une vertu ;
Et lorsqu’un peuple entier fit éclater sa rage,
Ainsi que le roseau par l’aquilon battu,
Je fléchis, espérant échapper à l’orage.

Mais j’appris, dans les fers expiant mon erreur,
Qu’en ces jours de délire et de guerre civile,
Lois, justice, raison, sont des mots sans valeur,
Et que le plus prudent n’est pas le plus habile.

Et lorsque avec les ans s’accrurent mes ennuis,
La vieillesse accourut, amenant avec elle
Et les jours douloureux et les mortelles nuits,
Et mille maux enfin son cortège fidèle.

L’esprit avait souffert, la matière eut son tour ;
Implacable bourreau, la douleur les réclame.
Tout mon être est en proie à ce cruel vautour,
Qui de l’homme à l’envi ronge le corps et l’âme…
3

 

Melchior Soulié évoque dans "Une vie d’honnête homme" les malheurs d’un homme trahi, – trahi par l’amour, trahi par l’amitié, trahi par la politique, trahi par son corps même, victime, dit-il, de "ce drame insensé qu’on appelle la vie". 

De l’amour, Melchior Soulié note qu’il est cause d’un premier désenchantement, qui, interprété comme le signe du fatum tragique, annonce et d’une certaine façon induit la longue série des désenchantements ultérieurs. L’amour se fait ainsi, par effet d’ironie tragique, le sombre précurseur de l’horror fati :

De l’homme quel est donc le bizarre destin ?
Ce qui fit son amour bientôt fera sa haine ;
Il renverse le soir l’idole du matin,
Il se rit de l’hymen et portera sa chaîne.

Evoquant tour à tour le rêve – "un front plein de candeur, un céleste regard, un corps rempli de charmes" – et la réalité – "Je ne prétendis point que ma femme fut belle, Et qu’elle eut tout l’éclat de la jeune saison" -, et constatant que la réalité n’est pas la soeur du rêve, Melchior Soulié, non sans aveuglement, assigne à la fidélité l’étrange statut d’alias de la jeunesse et de la beauté dans les attributs nécessaires à la femme qu’on aime. Il y a chez cet ancien professeur, pétri d’humanités classiques et qui se dit "honnête homme" à la façon du XVIIe siècle, mutatis mutandis quelque chose de l’Alceste du Misanthrope. On sait comment l’histoire d’Alceste a fini.

Je voulus avant tout une épouse fidèle.     

Dans le cas de Melchior Soulié et de sa femme, i. e. celui d’un couple dans lequel l’épouse est nettement plus âgée que son mari, la fidélité de l’épouse demeure supposée, de façon ingénue, ne pas devoir faire problème. Le possible d’une telle supposition éclaire ici d’une lumière crue la réalité d’un déni, déni sous le prétexte de quoi une part de la féminité se trouve mévue, par là oblitérée et comme interdite.

Melchior Soulié épouse Jeanne Marie Baillé à Mirepoix, le 8 Pluviôse an VI (samedi 27 janvier 1798). Il a 27 ans ; elle, 36 ans.

Et moi pourtant, tout fier d’écouter la raison,
Je ne prétendis point que ma femme fut belle,
Et qu’elle eut tout l’éclat de la jeune saison ;
Je voulus avant tout une épouse fidèle.

D’obtenir ce trésor on a beau se flatter…
A la fidélité trop heureux qui peut croire.
Je n’aspirais, hélas ! qu’au bonheur d’en douter,
Et n’ai pu remporter cette triste victoire.

Ainsi l’hymen souvent perd son bel avenir ;
Ainsi quand des enfants, à leurs jeunes caresses
Mêlent le nom de père, un fatal souvenir
D’un malheureux époux vient glacer les tendresses.
   

Laissant ici entendre que Jeanne Marie Baillé lui a été infidèle, Melchior Soulié trahit par là quelque soupçon concernant sa paternité, partant, la légitimité de ses deux enfants. Ce soupçon modifie de façon récursive le sens, ou du moins la connotation, de certains vers de la dédicace "A Frédéric Soulié" : "Le nom très roturier que t’a transmis ton père n’avait qu’un titre, un titre héréditaire ; c’est celui de la probité, brevet d’oubli sur cette triste terre" ; "La puérile vanité te disait tout bas à l’oreille : Comme Arouet, change de nom 4. Noblement tu répondis : «Non, mon nom vient de mon père, il sera respecté »" ; "Il est, mon fils, un bonheur que j’envie, et que j’achèterais même au prix de ma vie; c’est de pouvoir te dire au jour de mon trépas: je puis mourir, ton nom ne mourra pas". 

De la paternité, Melchior Soulié donne ici la définition la plus belle et aussi la plus moderne qui soit : la paternité, c’est, indépendamment des liens du sang, la libre transmission du nom, d’où la dévolution du nom. Contrairement à l’attente naturelle du lecteur, Melchior Soulié ne dit pas ici "je puis mourir, mon nom ne mourra pas", mais "je puis mourir, ton nom ne mourra pas". L’ambiguïté de la deuxième personne fait qu’on ne sait s’il parle de son propre nom, ou bien du nom dévolu le 5 nivôse an 9 (vendredi 26 décembre 1800) à l’enfant, afin que celui-ci puisse être le dénommé Frédéric Soulié, non point le fils de personne. Il ressort en tout cas de la dédicace "A Frédéric Soulié" que le père, en publiant ses propres vers, i. e. en accédant sur le tard au statut d’écrivain, ajoute désormais le dit statut au legs constitué par le nom, et par là reconnaît publiquement à son fils le droit d’être pleinement qui il est, – Frédéric Soulié, écrivain. Juste réponse à l’incompréhension de Fanny Soulié, fille de Melchior Soulié, soeur de Frédéric Soulié, qui, depuis Mirepoix, en 1840, adresse à son père l’aigre avertissement suivant : "Frédéric a maintenant quarante ans ; il serait bien temps qu’il prit un état. Écris-lui, représente-lui que sa jeunesse se passe, et fais tes efforts pour le décider" 5.

De Melchior Soulié à Frédéric Soulié, via la déclaration à l’état-civil, puis la dédicace de Quelques vers sérieux, l’écriture intervient par deux fois pour assurer a nihilo, ou indépendamment du lien de sang qui demeure ici improuvé, le lien de filiation. Après avoir autorisé le nouveau-né du 2 nivôse an 9 (mardi 23 décembre 1800 ) à être l’homme nommé Frédéric Soulié, elle autorise en 1840 l’homme Frédéric Soulié à devenir l’écrivain connu sous ce nom. On ne s’étonnera pas que Frédéric Soulié ait beaucoup, longuement, douloureusement écrit. Toute l’identité à laquelle il prétend tient dans ce jeu d’écriture.

Frédéric Soulié exerçait en 1840 des fonctions importantes dans le domaine de l’édition. Il a probablement facilité la publication du recueil de Melchior Soulié. Il a donc avalisé le portrait au demeurant peu flatté de cette épouse infidèle qui fut aussi sa mère, dont il fut séparé dès l’âge de quatre ans, et dont tout indique au fil de son oeuvre qu’il l’a silencieusement aimée et qu’elle lui a désespérément manqué. Harold March, assistant professor of french in Yale University en 1931, demeuré à ce jour le plus récent biographe de Frédéric Soulié 6, conclut à la véracité du portrait de Jeanne Marie Baillé, tel que transmis par son époux Melchior Soulié :

"That Jeanne Bayle [sic] was neither beautiful nor faithful is a rather graceless implication on the part of the disgruntled old man, especially as she was in her grave at the time these verses appeared ; but he seemed quite sincere in his consciousness of integrity, and his son, under whose protection the verses were published, tacitly indorsed them" 7.  

"Que Jeanne Bayle [sic] n’ait été ni belle ni fidèle constitue une allégation plutôt disgracieuse de la part du vieil homme désabusé, d’autant plus que Jeanne Marie Baillé était dans la tombe lorsque ces vers ont été publiés ; mais le vieil homme était, semble-t-il, tout à fait sincère dans sa conscience d’intégrité, et son fils, sous la protection duquel les vers ont été édités, les a tacitement approuvés".

Frédéric Soulié, qui s’était initialement voulu poète, a publié en 1824 un recueil de vers intitulé Amours Françaises. Il s’agit là de son oeuvre princeps. Décu par la critique, le jeune écrivain se tourne ensuite vers le théâtre et le roman. Il regrettera toutefois, à l’heure même de sa mort, de n’avoir point été reconnu comme poète.

Là encore par effet d’ironie tragique, il semble que son père, en publiant en 1840 Quelques vers sérieux, lui ait ainsi définitivement interdit de revenir à la poésie, alors même qu’il l’autorisait publiquement à se faire gloire de son statut d’écrivain.  

Dans "Une vie d’honnête homme", Melchior Soulié a en quelque sorte tiré un trait sur le drame inconnu qui constitue l’infracassable noyau de nuit à partir duquel ont levé les premiers poèmes de Frédéric Soulié.

Le père ayant rendu le sujet désormais intouchable, par là poétiquement forclos, le fils se trouve par suite privé de tout accès à la vérité de l’enfant, d’où renvoyé aux figure fantastiques du roman des origines, i. e. à l’enfer de la fiction.  

 

Prochainement :

Un drame inconnu – 2. Amours françaises

A lire aussi :

A la recherche de l’acte de naissance de Frédéric Soulié 
Ala recherche de la maison d’enfance de Frédéric Soulié
Frédéric Soulié – Les Mémoires du Diable
Frédéric Soulié et l’affaire Lafarge

Notes:

  1. Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, p. 11, éditions Michel Lévy Frères ↩︎

  2. Cf. Nouveau Dictionnaire des Ouvrages Anonymes et des Pseudonymes avec les noms des Auteurs ou Editeurs, accompagné de notes historiques et critiques (p. 32), par E. D. de Manne, conservateur adj, honoraire à la Bibliothèque impériale, troisième édition, revue, corrigée et très augmentée, revue, corrigée & très augmentée, Lyon, N. Scheuring, libraire-éditeur, MDCCCLXVIII : "Biographe (Le) et le nécrologe réunis, faisant suite à toutes les biographies publiées, par A. E. L. (Lemolt), ancien magistrat. Paris , 1833-1838 , in-8. ↩︎

  3. Melchior Soulié, Quelques vers sérieux, "Une vie d’honnête homme", vers 1-56 ↩︎

  4. Un temps, au début de sa carrière d’écrivain, Frédéric Soulié s’est fait appeler à Paris "Frédéric Soulié de Lavelanet". Moins qu’à une naïve affectation nobiliaire, il faut attribuer le choix d’une tel nom, dixit publiquement Frédéric Soulié, au souci d’éviter la confusion patronymique avec Jean-Baptiste Augustin Soulié, "élégant écrivain royaliste, ami de Charles Nodier, comme lui bibliothécaire à l’Arsenal" (Cf. Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, volume 5, p. 22, Paris, Michel Lévy Frères, 2e édition, 1858). Il faut l’attribuer sans doute aussi au besoin de signifier d’où il vient et de qui il tient. François Melchior Soulié, son père, était natif de Lavelanet, en Ariège. ↩︎

  5. Lettre citée par Hippolyte Castille, in Le Travail intellectuel, 15 octobre 1847 ↩︎

  6. Frédéric Soulié, jusqu’ici, n’a eu stricto sensu que deux biographes : 1. Maurice Champion, Frédéric Soulié, sa vie, ses ouvrages, Paris, Moquet Libraire-Editeur, 1847 (biographie très sommaire, hâtivement publiée au lendemain de la mort de l’écrivain) : 2. Harold March, Novelist and Dramatist of the Romantic Period, p. 11, New Haven, Yale University Press, 1931 ↩︎

  7. Harold March, Novelist and Dramatist of the Romantic Period, p. 11, New Haven, Yale University Press, 1931 ↩︎

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dans: Frédéric Soulié, littérature, Mirepoix.

1 commentaires au sujet de « Un drame inconnu – Quelques vers sérieux de François Melchior Soulié »

  1. Martine Rouche

     » l’infracassable noyau de nuit  » …

    Brillant et haletant. Il me tarde de lire la suite .