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Nous, les fantômes – Le sentiment de la route

Lorsque, parti de Rieucros (Ariège), on décide de rejoindre pedibus cum jambis quelque village éloigné dans la vallée du Douctouyre, voici à quoi ressemble la D119, un jour de semaine, à neuf heures et demie du matin. La route est calme. Le gros des voitures et des poids lourds est déjà passé. Au loin, une fumée noire ombre toutefois le ciel, indice, dirait-on, de quelque menace. L’existence du piéton, en tout cas, n’a pas été prévue ici. Entre la ligne blanche et la minuscule bande d’herbes folles, piquantes, on a intérêt à marcher droit et à se faire mince comme un fil. Pas question de s’arrêter pour cueillir une scabieuse, venue pousser ici, toute seule, entre les chardons et les bardanes ! Un jour, l’un de mes fils s’y est risqué ; il regardait tendrement sa fleur. Rugissant, un poids lourd est passé. Son souffle a failli nous emporter. Il a, du moins, emporté la fleur. Restait, dans la main, la tige.  

Heureusement, du côté du Plantaurel, vers où nous allons, le ciel est sans nuage, grand ouvert, et la vue des champs, des premières collines, de la ligne d’arbres qui borde la rivière a dans le déploiement de son étoffe puissamment terrestre  tout d’une carte naïve du bonheur. Mais elle montre aussi que la saison tourne. Déjà, les labours commencent. Les talus se peuplent de baies noires. Bientôt, la terre s’assombrira. Le grand ciel se refermera. Il y a moins de plaisir à marcher dans la brume, puis dans les pluies de l’hiver. La lumière sied au corps, point seulement à la vue. La lumière, et dans la profusion de son règne, les couleurs – ce bleu du ciel ! – la transparence aussi, qui sublime les monts au point qu’on sait soudain pourquoi il est bon de penser comme une montagne.     

Après la D119, que nous quittons avec soulagement au carrefour du Turret, la D12 déroule paisiblement sous nos pas son ruban champêtre. Les glissières de sécurité ici ne sont plus de mise. Le piéton, toutefois, aurait tort de croire qu’il peut aller confiant comme l’indien va pieds nus sur la terre sacrée. La route est étroite. Le bas-côté, toujours aussi piquant, demeure impraticable. L’automobiliste ariégeois roule très vite, et large, sur ces petites routes de campagne. Il ne se figure pas la chimère du piéton. La chimère doit fissa 1 s’effacer de son horizon. Ote-toi de mon soleil ! dit Diogène à Alexandre. Qui est Alexandre ici ? Et qui est Diogène ?

Le sentiment de la route en tout cas, lorsque la route va libre, c’est le sentiment du devenir-ruban, qui fait qu’on marche sans y penser, qu’on se laisse dérouler en silence par la main du ciel, qu’on se sent inscrit, à sa juste place, sur le grand rouleau. Serenitas

Notes:

  1. J’ai plaisir à utiliser ce beau mot arabe « في ساعة  » (fysāʿah), qui signifie « dans l’instant, sur l’heure » ↩︎

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1 commentaire au sujet de « Nous, les fantômes – Le sentiment de la route »

  1. Ötli

    Le marcheur a fort intérêt à user des chemins de traverse… où les scabieuses se dressent fièrement sur sa route, attendant les petites mains de ceux qui l’accompagnent.

    Un bien joli post… chemin de vie.

  2. La dormeuse

    Hélas, il n’y a aucun chemin de traverse dans ce secteur-là.