A propos du chemin des breils, un lecteur, qui parle d’expérience de l’Eveil, "étrange pour une dormeuse", me demande : – Pourquoi La dormeuse ?
Je réponds que les espaces du sommeil sont aussi ceux du rêve. Je parle bien sûr du sommeil de la raison, du cogito qui lâche prise. Au bord de l’eau, c’est facile. Allongé sur les pierres chaudes, bercé par la voix du ruisseau, on oublie tout. Au-dessus, il y a le ciel. Un avion passe. Puis son sillage s’efface. On fait mietchoun. Un instant d’absence… Je rouvre les yeux. Sensation difficile à dire : il y a quelque chose plutôt que rien. Entre rien et quelque chose, on mesure fugitivement le mystère d’une porte qui s’ouvre dans les deux sens, et comme le poids léger d’une feuille d’acacia qui tombe en silence sur le plateau de la grande balance. Et le poids léger de cette feuille est à lui seul avalanche du monde, – le ciel, la terre, les divins, les mortels. Paix aux chiens de garde de la raison cartésienne. Elle est résolue. Quoi ? – La quadrature du cercle, l’énigme du il y a. Le il y a est comme le trajet de la flèche ; il a sa vérité, qui ne se laisser couper ni en quatre ni en rien.
La vérité, c’est que j’ai vu aujourd’hui Assurbanipal au fond de l’eau. "Regarde le héros qui recherche la vie : sur lui a fondu le sommeil, à la façon d’un vent violent", dit l’épopée de Gilgamesh 1.
"Regarde le héros qui recherche la vie : sur lui a fondu le sommeil, à la façon d’un vent violent". Le souvenir de cette injonction mystérieuse m’obséde. Les aventures de Gilgamesh ont une portée initiatique. Bien que parvenues à nous de façon lacunaire, elles constituent l’un des plus beaux textes de l’humanité. L’un des plus anciens aussi.
Je regardais hier dans l’eau ce corps puissant, terrestre, livré au ruissellement des ombres, à l’étreinte froide de l’onde. "Sur lui a fondu le sommeil, à la façon d’un vent violent". La façon du sommeil n’est point ici celle du vent, mais celle d’une eau d’été, plutôt basse, dont la seule violence tient toute entière au tranchant de sa transparence bleutée..
Ainsi opère, dans les espaces du sommeil, qui sont aussi ceux du rêve, le geste fertile du tranchant. Le geste est sans maître, sans pourquoi. Il tranche, et par là ouvre le libre de la différence entre rien et quelque chose qui se présente d’abord sous le couvert de l’invu, puis, inclinant au destin du devenir visible, se laisse peu à peu définir et nommer, d’où assigner à son statut d’être ou de chose désormais connu(e), – pesé(e), mesuré(e), jugé(e). C’est ainsi qu’on perd la trace d’une nuée d’oiseaux blancs qui passent dans le bleu du ciel, celle d’une pluie d’or qui scintille dans le courant, ou encore celle de l’armée des Minuscules qui remue silencieusement sous l’ombrage !
Cependant que le sommeil a fondu sur lui, Gilgamesh, lesté de pierres, va à l’abîme, i. e. au plus profond du royaume de l’invu, afin d’y approcher l’instant qui tranche, l’instant où il y a quelque chose plutôt que rien, l’instant du secret de la vie. Il cueille en effet, poussée au fond de l’eau, une plante "qui ressemble à l’épine, dont la baie a une forme pareille à la tête de la vipère, et qui procure la vie à qui la possède".
Après avoir usé du secret pour soi au sortir du sommeil et du rêve, Gilgamesh livre le secret aux siens afin de les sauver du déluge qui monte, en même temps que croît la colère des dieux.
"A peine rentré dans sa demeure, Gilgamesh ordonna à Amel-Ea, le pilote, de monter sur le rempart d’Uruk et d’examiner à loisir le cylindre de fondation, sans doute, afin de le réviser, peut-être aussi, afin d’en ajouter un nouveau, relatant leur lointaine expédition aux terres inconnues".
Uruk a cependant fini. Toutes les Uruk sont mortelles. Le renouvellement des cylindres de fondation n’y change rien. Il semble que le secret de la vie ni ne se possède ni ne se partage. La colère des dieux par ailleurs croît toujours.
Penchée sur un bord de rivière, je regarder monter du fond des eaux le visage de l’invu, tandis que, tombée en silence, une feuille d’acacia fait, de son poids léger, pencher du côté clair le plateau de la grande balance.
1 commentaire au sujet de « Au royaume de l’invu »
Martine Rouche
Je ne sais si tes photos sont renversées, mais elles sont renversantes !
As-tu vu que la propriété de Mazerettes, dans l’inventaire mis en comment, contenait des breils ?
La dormeuse
« Je ne sais si tes photos sont renversées… »
J’ai photographié ce qu’on voit lorsqu’on est couché sur les cailloux au bord de l’eau.
« As-tu vu les breils de Mazerettes ? »
Je travaille à un article sur l’inventaire…
samdeparla@yahoo.fr
Voici Martine le secret des photos de la dormeuse : tout d’abord apres la baignade ,elle s’alanguie sur les galets chauds, puis bercee par le murmure de l’eau, la dormeuse ferme les yeux et prend la position du « Boudha couche »** .Là,elle perd la téte et passe dans son profond sommeil de dormeuse. C’est ici qu’intervient la feuille d’accacia qui tombe doucement ,et se pose sur la paupière de la dormeuse ,qui s’ouvre tel le fameux « battement de l’aile du papillon » .Et voila la vision du « sans tete », ou « l’invu »:-quelque chose plutot que rien- le un engendre le deux … la berge se dedouble dans le reflet de l’eau comme la realite dans le reve .C’est le passage à travers le miroir .Ainsi nos ombres et lumieres ,nos dieux ,nos rois enciens de nos mémoires enfouies dans le coeur des galets,dans le reflet de l’eau ,à l’infini retournent à eux meme .Ils apparaissent et disparaissent instantanément sans laisser de trace .Le reflet du reflet dans une courbe fractale annule les opposes .cogito tombe à l’eau ,QUI reste?
la dormeuse que l’on reconnaitra enfin a sa tete penchée derriere un appareil photo nous montre des points de fracture de l’espace ou le reel s’effondre et nous laisse vaquants ,ballants,il suffit peut etre de pencher un peu la tete aussi.
la preuve que ca marche ,il y a des photos !
ps: « invu » mot tres employe par la dormeuse : voir le dico ou wikipedia , ou si vous avez un ami etymologiste pour nous aider ?
**http://accel21.mettre-put-idata.over-blog.com/600×392/2/89/06/71/INDE-Archi-hindou/Gal-Vihara-boudha-couche.jpg
Martine Rouche
Merci, Samdeparla ! Je suis touchée par ce très long message, amical et riche, qui va tellement bien sur ce blog qui nourrit tant de lecteurs, dont beaucoup souhaitent eux-mêmes demeurer… invus !