Longtemps les chrétiens ont douté que le Christ pût avoir un visage représentable, puisque, entièrement homme et entièrement Dieu, le Fils de Dieu réunit en sa personne deux natures inconfondibles. C’est au paganisme tardif et dans une moindre mesure au gnosticisme que l’on doit les premières représentations du visage du Christ, parmi d’autres imagines dédiées aux dieux, aux héros et aux hommes illustres. Certains gnostiques conservaient, dit-on, à côté des effigies de Pythagore, Platon, Aristote, un portrait du Christ peint par Pilate lui-même. Peu soucieux d’orthodoxie, ces premiers portraits du Christ empruntent, faute de modèle, au type jupiterien. Les Evangélistes en effet ne disent rien des traits physiques de l’homme Jésus. Ils ne disent rien non plus du Christ transfiguré, sinon que "ses vêtements devinrent brillants et d’une extrême blancheur, comme de la neige, tels qu’il n’y a point de foulon sur la terre qui puisse ainsi blanchir. Et Élie leur apparut avec Moïse, et ils parlaient avec Jésus" 1. Ramenant le Christ au portrait-type qui est, dans l’antiquité romaine, celui du dieu ou de l’homme souverain, le paganisme tardif prévient de la sorte le style de représentation qui s’imposera par la suite dans l’art des icônes.
Ci-dessus : le Christ de la cathédrale Sainte Sophie à Constantinople, XIIe siècle.
Ainsi préfigurée par les icônes païennes, les premières images du Christ se diffusent peu à peu dans l’ensemble du monde chrétien. C’est à la faveur d’une telle diffusion que naît, pour des raisons théologiques, la controverse relative au possible de la représentation de l’inconfondible, i. e. tout à la fois de l’humanité et la divinité du Christ.
Durant cette période de controverse, on voit apparaître deux types de représentations du Christ. Les représentations théophaniques (Ascension, Résurrection) prêtent généralement au Christ un visage grave, ovale, assorti d’une barbe et de cheveux longs et lisses, en cela conforme au symbolisme jupitérien de la tradition païenne, et conforme à ce symbolisme-là par défaut d’autre modèle, puisque le visage du Christ ressuscité est, du fait de son évidence même, demeuré invu de ceux-là même qui l’ont vu. Les représentations dédiées à l’existence terrestre du Christ lui prêtent un visage de type palestinien, plutôt jeune, triangulaire, doté d’une barbe et de cheveux courts et frisés.
Ci-dessus : le Christ de la catacombe de Commodilla, IVe siècle.
Ci-dessus : Evangile de Rabbula, manuscrit syriaque orné d’enluminures, VIe siècle.
On s’inquiète au VIe siècle de savoir si l’homme Jésus était beau ou laid. Certaine interprétation du prophète Isaïe donne à penser que, dans son existence terrestre, Jésus aurait pu être laid : "Il s’est élevé devant Lui comme une faible plante, comme un rejeton sorti d’une terre aride. Il n’a ni beauté ni gloire pour que nous le remarquions, ni apparence pour que nous puissions l’apprécier ; méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur familier de la maladie, pareil à celui dont on détourne le visage ; nous l’avons méprisé, nous n’avons fait aucun cas de lui" 2.
Dans le cadre des croyances du premier Moyen Age, on a par les disciples la preuve de la réalité de l’Incarnation ; on l’a par le dallage sur lequel se tenait le Christ durant son interrogatoire par Pilate et qui a, dit-on, gardé l’empreinte de ses pieds ; on l’a par la colonne de la flagellation, qui conservait, "comme dans la cire molle", l’empreinte du buste, des paumes, des doigts, du visage, du nez, des yeux du Christ. L’Incarnation confère au Christ une pleine et entière représentabilité, laquelle, en vertu justement de sa plénitude, ne peut être que belle. L’image imprimée sur le linge envoyé par le Christ au roi d’Edesse via l’apôtre Thadée, le prouve assurément : le Christ fait homme était beau.
La lettre synodique adressée en 836 à l’empereur Théophile par les trois patriarches orientaux, Job d’Antioche, Christophe d’Alexandrie et Basile d’Alexandrie fixe en conséquence l’eikonismos, le signalement, du Christ :
"Grand de taille, haut de trois coudées, sourcils se rejoignant, beaux yeux, nez aquilin, cheveux frisés, légèrement voûté, clément, belle couleur de cheveux, barbe noire, peau couleur de blé à la ressemblance de sa mère, longs doigts, belle voix, agréable à entendre, très doux, calme, plein de longanimité, et avec d’autres traits particuliers correspondant à la vertu. Ces traits particuliers tracent son portrait à la fois humain et divin, sans que se glisse dans la divine humanisation du Logos ni l’ombre d’une variation ni changement et altération qu’imaginent, dans leur délire, les manichéens" 3.
Ainsi fixée, nonobstant les objections des iconoclastes, l’image du Christ est désormais tout à la fois celle du Fils de Dieu et celle de l’homme historique. Le nez aquilin, la barbe noire, signent comme chez les Anciens la majesté du divin. Les sourcils qui se rejoignent dénotent, sur le mode physiognomonique, la profondeur de la pensée, la sagesse. La taille, quant à elle, a été mesurée sur la colonne de la flagellation à Jérusalem. La peau couleur de blé à la ressemblance de Marie prouve de façon visible la réalité biologique de l’Incarnation.
Les cheveux frisés toutefois ne subsisteront pas dans les représentations ultérieures. Ils seraient caractéristiques des Galiléens. On a préféré voir en Jésus un Nazaréen. Prêté à l’introuvable préfet de Judée Publius Lentulus 4, qui aurait constitué un rapport sur l’individu nommé Jésus, un texte issu de la tradition romaine conforte la vision du Jésus nazaréen, plus proche du type européen, qui s’imposera par la suite :
"Taille élevée et remarquable, visage vénérable inspirant à ceux qui le regardent affection et crainte, cheveux couleur de noisette tendre, plats jusqu’aux oreilles, plus frisés et brillants à partir des oreilles et se répandant sur les épaules, avec une raie au milieu de la tête selon l’habitude des Nazaréens, front large et serein, visage sans rides ni taches rehaussé d’une rougeur modérée, nez et bouche irréprochables, barbe fournie de même couleur que les cheveux, pas longue, séparée en deux sur le menton, aspect simple et mûri, yeux gris-bleu, tachetés et clairs, terrible dans le blâme, doux et aimable dans l’admonestation, joyeux tout en gardant sa dignité, a pleuré quelquefois mais n’a jamais ri, de stature allongée et droite, mains et bras admirables, parle avec gravité, retenue et modestie : si bien qu’il peut être dit à bon droit, selon le prophète, le plus beau des fils de l’homme".
Une autre version du texte de Publius Lentulus comporte l’ajout suivant :
"Tous ceux qui l’ont approché disent qu’ils en ont reçu santé et bienfaits ; néanmoins je suis harcelé par des méchants qui disent qu’il nuit grandement à Ta Majesté [Publius Lentulus s’adresse à l’empereur Tibère] parce qu’il affirme publiquement que les rois et leurs sujets sont égaux devant Dieu. Commande-moi donc, tu seras promptement obéi".
Les fresques de l’église de Vals s’inscrivent dans cette longue histoire de l’image du Christ. Elles représentent là-haut, au centre de la voûte qui surmonte l’abside supérieure, le Christ en gloire, i. e le Fils de Dieu, et sur un mur, à la hauteur des yeux, l’homme Jésus, saisi dans le mouvement de son apparaître naturel et terrestre. Le visage du Christ en gloire est auourd’hui effacé. Mais la posture est conforme au modèle jupitérien qui a servi de prototype à l’art des icônes. De l’homme Jésus qui se profile sur le mur de l’abside, il ne reste plus que le visage au regard aigu, si étrangement présent.
L’étrangeté de cet homme surgi de l’ombre témoigne d’un écart stylistique relativement au modèle défini par l’eikonismos. L’écart stylistique, lui-même, ne va pas sans suggérer le possible de quelque différend ontologique entre l’apparaître du Fils de Dieu et celui de l’homme Jésus. Le régime de l’image s’en trouve changé : moins que "la divine humanisation du Logos", c’est le portrait d’un inconnu que le peintre a figuré ici sur le mur, le portrait d’un inconnu, ténébreux, indéchiffrable, inquiétant qui sait ? que le pseudo Publius Lentulus dit avoir rencontré un jour sous le nom de Jésus et que Ponce Pilate aurait peint, avant de l’envoyer à la mort, puis de s’en laver publiquement les mains.
A partir du moment où le visage du Christ cesse de correspondre à un modèle immédiatement reconnaissable, à partir du moment où il devient celui d’un inconnu, ce visage ne laisse plus de hanter l’histoire de la peinture ni de défier l’imagination des peintres. Reconduits de fait à la situation des païens du Ier siècle, ils ne disposent plus, quant à eux, du modèle jupitérien qui fournissait à leurs lointains prédécesseurs un alias du visage christique. Le visage qu’ils cherchent ne peut plus être, en conséquence, que celui qui vient à leur rencontre, sans prévision possible, à la façon d’autrui.
Bravant ainsi le dogme des deux natures inconfondibles et les principes de l’eikonismos, Leonard de Vinci mûrit à la fin du XVe siècle une question dérangeante : outre à sa mère, à quel autre mortel le Christ aurait-il pu ressembler ?
Dimitri Merejkovski, dans Le roman de Léonard de Vinci (1901) 5, évoque les quatre années de doute qui précèdent l’achèvement de la Cène :
"Ayant achevé le visage de Jean par quelques légères touches de pinceau, le maître prit un morceau de fusain pour essayer l’esquisse de la tête de Jésus. Mais l’esquisse venait mal. Après avoir songé pendant dix ans à cette tête, il se sentait incapable d’en fixer les contours. Et maintenant, comme toujours, devant la place blanche du tableau où devait mais ne pouvait surgir la tête du Christ, l’artiste sentait son impuissance et son irrésolution.
Jetant le fusain, il effaça les traits avec une éponge humide et se plongea dans une de ces méditations qui duraient parfois des heures entières".
Un jour enfin, le visage du Christ est là, sous le pinceau de Léonard de Vinci. Peu de temps après, Giovanni et Cesare, tous deux élèves du maître, parlent du visage tant attendu :
– Cesare, dit très bas Giovanni, tu as vu le Christ de la Cène ?
– Oui.
– Eh bien ? comment le trouves-tu ?
Cesare se retourna brusquement.
– Et toi ? demanda-t-il.
– Je ne sais pas… Il me semble.
– Dis-le franchement. Il ne te plaît pas ?
– Non. Mais je ne sais. J’ai dans l’idée que… ce n’est pas le Christ.
– Pas le Christ ? Et qui donc ?
J’évoque plus longuement le beau roman de Dimitri Merejkovski dans Léonard de Vinci et le visage du Christ. Doté d’une grande élévation morale, ce roman livre à mots voilés le secret du visage qui a été celui du Christ pour Léonard de Vinci.
Sophie Chauveau, dans L’obsession Vinci (2007), éclaire d’un jour plus cru l’origine du visage qui vient au Christ sous le pinceau de Léonard de Vinci, tandis que celui-ci travaille parallèlement à un autre tableau :
Après le succès de la fête et durant les longues séances de pose de Lucrezia, subrepticement Léonard achève la Cène. L’air de rien, il a trouvé son Jésus. C’est comme l’ange de La Vierge aux rochers, alors qu’il ne connaissait pas encore Cecilia et qu’il l’a peinte de chic. Comme ça. Son Jésus a l’intégrité, la dignité inaltérable de Lucrezia, mais avec de fines moustaches. Son Jésus fait sensation. Qui osera dénoncer la ressemblance entre le Christ et la nouvelle maîtresse du duc, une courtisane, une mamela ?
De la mamela, plus connue sous le nom de La Belle Ferronnière, Sophie Chauveau dit qu’un mouvement "porte ses yeux sur la droite, alertée par un drame, un cri, une surprise. Ainsi le spectateur est-il averti que quelque chose est en train d’arriver. A chacun de décider si cette chose est heureuse ou malheureuse".
On peut augurer de la "surprise" sur laquelle Lucrezia "porte ses yeux", que c’est initialement celle du peintre qui voit venir sur le visage de la jeune femme le visage-même du Christ, et dans le mouvement de son regard à elle, le regard même du Christ, qui se tourne vers lui.
Au plus loin de l’ancien eikonismos, la représentation du visage du Christ trouve ici son expression la plus confondante, mais aussi peut-être la plus mystérieusement "vraie". La vérité n’est certes pas dans l’identité du modèle – Lucrezia Crivelli, qui fut un temps la maîtresse de Ludovico Sforza -, mais dans l’attente qui rend Léonard de Vinci capable de voir le Christ, homme ou femme, riche ou pauvre, fol ou sage, vertueux ou roué, en la personne que l’on côtoie tous les jours, en la personne que l’on croise en passant, en la personne qui s’appelle chaque fois le prochain.
1 commentaire au sujet de « Le « vrai » visage du Christ »
christineb
en Ariège, le Christ a aussi un visage : au détour des chemins, sur des crucifix abandonnés aux intempéries ou aux soleils de l’été, je me suis arrêtée sur les détails de ces Christs jusqu’au jour où j’ai fait le constat suivant : les Christs se font repeindre, qui les rénove, je ne sais pas, mais je m’étonne maintenant de leur ressemblance presque dérangeante. Merci pour vos textes…
Martine Rouche
Quel immense travail de synthèse édité pour nous, visiteurs ou / et amis ! Les dernières lignes ouvrent un abîme de réflexions.
En l’honneur du ciel bleu de ce jour :
Aquarelliste
Yvonne sérieuse au visage pâlot
a pris du papier blanc et des couleurs à l’eau
puis rempli ses godets d’eau claire à la cuisine.
Yvonnette aujourd’hui veut peindre. Elle imagine
de quoi serait capable un peintre de sept ans.
Fera-t-elle un portrait ? Il faudrait trop de temps
et puis la ressemblance est un point difficile
à saisir, il vaut mieux peindre de l’immobile
et parmi l’immobile inclus dans sa raison
Yvonnette a fait choix d’une belle maison
et la peint toute une heure en enfant douce et sage.
Derrière la maison s’étend un paysage
paisible comme un front pensif d’enfant heureux,
un paysage vert avec des monts ocreux.
Or plus haut que le toit d’un rouge de blessure
monte un ciel de cinabre où nul jour ne s’azure.
Quand j’étais tout petit aux cheveux longs rêvant,
quand je stellais le ciel de mes ballons d’enfant,
je peignais comme toi, ma mignonne Yvonnette,
des paysages verts avec la maisonnette,
mais au lieu d’un ciel triste et jamais azuré
j’ai peint toujours le ciel très bleu comme le vrai.
Guillaume Apollinaire