La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Flora Tristan dans le Midi

Je cherche depuis longtemps à déterminer s’il y a en matière de culture et de sociabilité une spécificité méridionale, et cette recherche vagabonde m’a fourni récemment l’occasion de lire sur le site de la BnF le journal du tour de France de Flora Tristan. Née à Paris en 1803, fruit de l’union jamais officialisée d’une jeune française et d’un aristocrate péruvien qui décède alors qu’elle n’a que quatre ans, Flora Tristan, dans son enfance, connaît avec sa mère une existence misérable. Croyant ainsi trouver une issue, elle épouse en 1820 le graveur André Chazal. L’homme est violent. Flora Tristan endure jusqu’en 1825 le sort des femmes battues. Puis elle s’enfuit avec ses deux enfants. Elle se rend en 1836 au Pérou afin d’y obtenir la reconnaissance de sa famille paternelle. Rejetée par cette dernière, elle rend compte de sa révolte dans Les Pérégrinations d’une paria. Après lui avoir repris tour à tour son fils, puis sa fille, André Chazal, en 1838, tente de l’assassiner. Il est condamné à vingt ans de travaux forcés. Flora Tristan obtient alors des tribunaux une ordonnance de séparation de corps ! Déjà auteur d’une brochure intitulée Nécessité de faire un bon accueil aux femmes étrangères (1935), elle militera ensuite pour le rétablissement du droit au divorce, supprimé depuis la Restauration. 

En 1840, elle se rend à Londres où elle se rapproche du monde ouvrier. Elle tire les leçons de ce voyage dans le livre intitulé Promenades dans Londres. Devenue ouvrière dans le textile, puis dans l’imprimerie, elle développe une important activité militante à la faveur de laquelle, outre la cause des femmes, elle défend l’idéal socialiste et internationaliste. Après avoir publié, au début de l’année 1843, L’Union ouvrière, elle entreprend, la même année, un tour de France afin de distribuer son livre et d’assurer ainsi la diffusion des idées qu’elle défend. Elle va en 1843 de ville en ville, Dijon, Lyon, Avignon, Marseille, Nîmes, Montpellier, Béziers, Carcassonne, Toulouse, Agen, Bordeaux…, logeant dans des hôtels sordides ou, lorsque c’est possible, dans des cayennes 1 tenues par des Mères. Epuisée par ce voyage, elle meurt de la typhoïde à Bordeaux, en novembre 1844. Elle laisse le journal de ce tour de France inachevé. Publié en 1973 seulement, ce journal est disponible sur le site de la BnF sous le titre suivant : Le tour de France : état actuel de la classe ouvrière sous l’aspect moral, intellectuel, matériel.

Je cherchais, disais-je, des textes et documents relatifs à la spécificité, réelle, possible, imaginaire, supposée ou prétendue, d’une culture et d’une sociabilité méridionales. La lecture du journal de Flora Tristan m’a fourni nombre de renseignements. Mais pas ceux dont usent volontiers les écrivains régionalistes pour forger le prédicat d’une spécificité heureuse. De son voyage dans le Midi de la France, Flora Tristan rapporte essentiellement que les classes laborieuses sont à Nîmes, Montpellier, Béziers, Carcassonne, Toulouse, à la fois plus malheureuses et plus dangereuses encore qu’à Paris, car, faute d’éducation, voire même d’acculturation, elles ne peuvent que se taire et laisser ainsi les nantis parler à leur place, ou bien céder à la tentation de la violence pour la violence, sous l’impulsion et au bénéfice de meneurs mal intentionnés. 

Ce que décrit Flora Tristan du Midi, est en effet la misère noire, misère matérielle et morale qui veut qu’à Nîmes et à Carcassonne par exemple, paysans et ouvriers, par l’effet d’un psittacisme tragique, reproduisent volens nolens le discours de leurs ennemis de classe, maîtres et prêtres ; qui veut aussi que, de façon insoupçonnée de Paris, la violence "règne dans toutes les têtes, depuis Avignon jusqu’à Toulouse, même à Marseille, même à Toulon".

Chose notée à Nîmes par Flora Tristan, le 20 août 1844 : 

Ces malheureux ouvriers sont dans une ignorance telle qu’ils ne connaissent absolument rien, ni en idées politiques, sociales ou autres. – Ils ne lisent rien. – C’est tout à fait la vie de la bête brute. – La seule vie est la haine qu’ils ont pour les catholiques et ceux-ci pour les protestants. – C’est tellement stupide, tellement en dehors des moeurs de notre époque que je suis persuadée que beaucoup de personnes ne pourront pas le croire.  – Cependant je ne me suis pas rebutée, j’ai voulu parler à tous ceux que j’ai vus, et leur faire comprendre ce que c’était que de constituer la classe ouvrière – le droit au travail, etc. – Pas un n’a pu comprendre une seule de ces questions. – Tous me répondaient d’un air brute : Donc il faut bien qu’il y ait des riches pour faire travailler les pauvres, autrement comment les pauvres vivraient-ils ? – C’est clair, leurs prêtres leur répètent continuellement cela. "Il faut qu’il y ait des riches et des pauvres, les premiers font vivre les seconds". Oh ! que j’ai souffert en voyant à quel point les prêtres avaient abêti ces malheureux ! […].

Voyant que je ne pouvais rien espérer des ouvriers j’ai voulu voir les bourgeois. – Oh ! c’est à faire frémir ! Tous conviennent que le peuple de Nîmes étant, par nature, très méchant, s’il n’était laissé dans cet état d’abrutissement, on ne pourrait pas le mener. 

Chose notée à la manufacture de la Trivalle, au bord du Pont Vieux de Carcassonne, le 7 septembre 1844 :

Un mot des actionnaires de la Manufacture (royale – filage de laine) : "Madame Tristan est venue chez nous pour embâcher les ouvriers, mais nos ouvriers sont trop éclairés pour se laisser séduire par les promesses de charlatans politiques – il s’en sont moqués et l’ont prise pour une sorcière." – Voilà comment les maîtres font parler les ouvriers ! – A dire deux mots de cette Manufacture sale, dégoûtante ! 4 pouces de graisse sur le plancher "Pour conserver les briques", dit le contremaître – cet homme gagne 50 frs par mois – il est entré là à 7 ans – sa fille y travaille déjà à 7 ans – les petits enfants gagnent 8 sous, les filles 12-15-18-20 sous – les hommes 25-30 sous – 2 fr. 2 fr. 50 au plus. – De longs chômages – le tout a un aspect dégoûtant – et certes les pauvres ouvriers n’ont pas l’air fort éclairés.

Chose notée à Carcassonne, le 4 septembre 1844 : 

Chose vue à Montpellier, le 25 août 1844 :

Cette ville est la ville des millionnaires : on compte ici 15 ou 20 millionnaires – et indépendamment de cela, des fortunes de 600, 800 mille francs. – Tout est dans les mains d’une centaine d’individus et le reste n’est rien. – Aussi les riches sont-ils plus détestés que partout. – Inutile de dire qu’ils ont tous les vices et particulièrement l’avarice – le plus grand vice social ! – Dans tout le Midi c’est de même. – Aussi dans la prochaine révolution le carnage sera terrible ! – Ici on dit des injures à ceux qui passent en voiture. – On m’a raconté toutes sortes d’histoires à ce sujet – et cela peint !

Partisan de la réforme plutôt que de la révolution, de la justice plutôt que de la revanche, elle entend par la diffusion de L’Union ouvrière éclairer le Midi prolétarien sur le chemin à suivre. Mais ce Midi la déçoit.

Spécialement à Béziers, le 29 août 1844, où elle se prend à douter que les hommes du Midi puissent, avant longtemps, changer :

 

J’ai vu hier les ouvriers patriotes de Béziers. – Le nombre allait jusqu’à 8 ! – Dans les 8, trois seulement m’ont paru comprendre et bien disposés, le reste est dans le vote universel jusqu’aux oreilles. […]. – Il faut absolument des hommes neufs. – Voilà, il faut travailler à en faire.

Leur position est ici la même que partout dans le Midi. – Gagnant fort peu – mais vivant de fort peu. – Les paysans surtout, et ici il y en a beaucoup. Ils se traînent donc tous dans une ornière de misère morale, intellectuelle et matérielle épouvantable à voir ! – Il faut attendre pour toutes ces petites villes le jour où les grandes se seront délivrées, les petites le seront aussi malgré elles.

 

Puis à Toulouse, le  16 septembre 1844, où elle distingue parmi les ouvriers quelques hommes "bons", i. e. "intelligents", mais dépourvus de "capacités", dit-elle.  

S’il y a une spécificité du Midi, selon Flora Tristan, c’est la misère générale, aggravée du "manque d’amour". Sur le sens assigné ici au mot "amour", Flora Tristan fournit le commentaire suivant :

Le Midi "manque d’amour", observe Flora Tristan, parce les hommes s’y appliquent prioritairement à la satisfaction de leurs "appêtits charnels". ""- Partout dans le Midi, c’est de même. – C’est dégoûtant à voir de près". Flora Tristan comprend ici dans sa réprobation, non seulement les plaisirs du sexe, mais ceux de la "mangeaille", ainsi que ceux "des cartes, des dominos et du billard" auxquels se complaisent les "piliers de café".

Le constat est sévère. S’il y a selon Flora Tristan, disais-je plus haut, une spécificité du Midi de la France, c’est le "manque d’amour" induit, comme on le voit ici, par l’hédonisme d’une société machiste. 

– Monsieur de Champvans me disait un jour [à Toulouse] : – "Ce qui fait notre supériorité sur vous femmes, c’est que nous autres hommes nous vivons continuellement sur la place publique". – D’après cela il faudrait conclure que la destinée de la race supérieure est sur cette terre de passer 10 heures à jouer aux cartes, aux dominos et au billard ! 

D’aucuns diront qu’il y a de la suffragette avant l’heure dans cette façon d’en remontrer à la "race supérieure, à sa virilité glorieusement méridionale. Je dirai, quant à moi, qu’il y a quelque naïveté de la part de Flora Tristan à s’étonner que les Méridionaux ne ressemblent pas aux Parisiens, qu’ils ont des traits différents, que Gascons, ils "sentent le gascon dans son ignoble type",  et même qu’ils le parlent ! Elle qui n’aime ni ne supporte le soleil, la chaleur, qui s’étonne du ciel bleu, n’est point à même de comprendre le rapport que le climat et le paysage entretient avec ce qu’elle taxe de nonchalance, et que d’autre nomment malgré tout "douceur de vivre". Témoin en cela de la distance culturelle qui sépare le Midi de la France de Paris, elle argue de la supériorité d’une façon d’être et de penser dont les Méridionaux peinent à reconnaître l’évidence ; à ce titre, elle manque d’abord à sa mission, ensuite, ce qui est plus grave, malgré son acuité intellectuelle, elle manque au partage de la compréhension.  

Notes:

  1. Cayennes : lieux d’accueil dédiés aux compagnons durant leur tour de France. ↩︎

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dans: littérature.

1 commentaire au sujet de « Flora Tristan dans le Midi »

  1. La rêveuse

    Il me vient à l’esprit qu’il est fort dommage que, vu l’écart de génération, Flora Tristan n’ait pu rencontrer Jean Jaurès ! Ma réflexion, pour aussi anachronique qu’elle puisse paraître, repose sur le fait que la situation ouvrière n’avait pas beaucoup progressé entre temps. Pour contrebalancer l’opinion de Flora Tristan femme intelligente et courageuse s’il en fut, savoir qu’un personnage tel que Jaurès était originaire de ce Midi villipendé, fait chaud au coeur

  2. La dormeuse

    Jaurès eût-il su reconnaître le génie de Flora Tristan ? Flora Tristan, en tout cas, n’a guère trouvé de soutien auprès de la famille socialiste de son temps.