La dormeuse blogue

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A propos des cathares, une lettre de Simone Weil à Déodat Roché

Puisque nous commémorons cette année à la fois les 800 ans de la croisade contre les Cathares et le centenaire de la naissance de Simone Weil, voici la copie d’une lettre de Simone Weil, adressée en 1941 à Déodat Roché 1

Né et mort à Arques dans l’Aude, président du Tribunal de Castelnaudary jusqu’en 1941, radié ensuite du barreau par le gouvernement de Vichy pour appartenance à l’ordre maçonnique,  bénéficiaire de plusieurs mandats électoraux jusqu’en 1946, Déodat Roché (1877-1878) se consacre ensuite à l’ésotérisme et au catharisme. Fondateur des Cahiers d’Etudes Cathares (1948), il est à l’origine de l’installation d’une stéle commémorative au pied des ruines de Montségur, en 1961.

Née en 1909 à Paris, morte en 1943 à Ashford, élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégée de philosophie en 1931, Simone Weil renonce bientôt à l’enseignement et, mue par le désir d’accorder ses actes avec ses idées, sa quête de sens, elle devient ouvrière à la chaîne chez Renault, puis ouvrière agricole. Elevée dans une famille juive agnostique, elle se rapproche du christianisme sans aller jusqu’au baptême. Elle participe à la Résistance à Lyon, puis à Londres dans les services de la France libre. Elle meurt de tuberculose à l’âge de 34 ans. Elle laisse une oeuvre abondante, publiée toute entière de façon posthume. La lettre qu’elle adresse en 1941 à Déodat Roché lui est inspirée par la lecture d’une étude "sur l’amour spirituel chez les Cathares", récemment publiée par ce dernier. J’ajoute à cette lettre quelques commentaires passim afin d’en souligner les points saillants.  

Depuis longtemps déjà je suis vivement attirée vers les cathares, bien que sachant peu de choses à leur sujet. Une des principales raisons de cette attraction est leur opposition concernant l’Ancien Testament, que vous exprimez si bien dans votre article, où vous dites justement que l’adoration de la puissance a fait perdre aux Hébreux la notion du bien et du mal. Le rang de texte sacré accordé à des récits pleins de cruautés impitoyables m’a toujours tenue éloignée du christianisme, d’autant plus que depuis vingt siècles ces récits n’ont jamais cessé d’exercer une influence sur tous les courants de la pensée chrétienne ; si du moins on entend par le christianisme les Églises aujourd’hui classées dans cette rubrique. Saint François d’Assise lui-même, aussi pur de cette souillure qu’il est possible de l’être, a fondé un Ordre qui à peine créé a presque aussitôt pris part aux meurtres et aux massacres. Je n’ai jamais pu comprendre comment il est possible à un esprit raisonnable de regarder le Yahvé de la Bible et le Père invoqué dans l’Évangile comme un seul et même être. L’influence de l’Ancien Testament et celle de l’Empire Romain, dont la tradition a été continuée par la papauté, sont à mon avis les deux causes essentielles de la corruption du christianisme.

Simone Weil se dit "attirée vers les cathares", (sans majuscule) – comme beaucoup de gens "sachant peu de choses à leur sujet". D’où le soin qu’elle met à dire "attirée vers", et non comme on l’attendrait "attirée par", car il s’agit d’une attraction directionnelle dont la visée demeure floue, et qui ne se laisse déterminer et comprendre qu’à partir de ce à quoi elle fait pièce, à savoir la longue suite de "cruautés impitoyables", de "meurtres" et de "massacres" perpétrés par les Hébreux, puis par le catholicisme romain, au nom d’un Dieu inflexible, qui n’a rien du "Père invoqué dans l’Evangile".

En se disant "attirée vers les cathares", Simone Weil signale que son attirance va aux personnes plutôt qu’aux grandes machines en -isme, i. e. aux Cathares en tant qu’hommes et de femmes de l’Evangile, à "Saint François d’Assise", le Poverello, et plus généralement aux personnes dignes de foi, laquelle attirance souligne, par effet de conséquence inverse, le rejet des "Eglises", de la "papauté", de l’institution, qui ont induit la "corruption du christianisme" et par là partagent la responsabilité du drame dans lequel s’enfonce l’Europe de 1941.

Vos études m’ont confirmée dans une pensée que j’avais déjà avant de les avoir lues, c’est que le catharisme a été en Europe la dernière expression vivante de l’antiquité pré-romaine. Je crois qu’avant les conquêtes romaines les pays méditerranéens et le Proche-Orient formaient une civilisation non pas homogène, car la diversité était grande d’un pays à l’autre, mais continue ; qu’une même pensée vivait chez les meilleurs esprits, exprimée sous diverses formes dans les mystères et les sectes initiatiques d’Égypte et de Thrace, de Grèce, de Perse, et que les ouvrages de Platon constituent l’expression la plus parfaite que nous possédions de cette pensée. Bien entendu, vu la rareté des documents, une telle opinion ne peut pas être prouvée ; mais entre autres indices Platon lui-même présente toujours sa doctrine comme issue d’une tradition antique, sans jamais indiquer le pays d’origine ; à mon avis, l’explication la plus simple est que les traditions philosophiques et religieuses des pays connus par lui se confondaient en une seule et même pensée. C’est de cette pensée que le christianisme est issu ; mais les gnostiques, les manichéens, les cathares semblent seuls lui être restés vraiment fidèles. Seuls ils ont vraiment échappé à la grossièreté d’esprit, à la bassesse du cœur que la domination romaine a répandues sur de vastes territoires et qui constituent aujourd’hui encore l’atmosphère de l’Europe.

Ainsi "attirée vers les cathares", Simone Weil observe que cette attraction suit logiquement de sa propre compréhension de l’histoire européenne, compréhension dont les événements de 1941 illustrent hélas la vertu éclairante. Proche en cela du Heidegger de l’Introduction à la métaphysique (1935), elle attribue aux Romains la responsabilité du "processus d’oblitération et de forclusion" qui, via la scholastique et la néo-scholastique médiévales, a entraîné l’oubli, puis l’oubli même de l’oubli des expériences philosophiques primordiales, celles des Grecs, et plus originairement celles des anciens Egyptiens et autres Plus Anciens.

Simone Weil reconduit ici, de façon qu’elle ne dit pas, l’opposition devenue classique depuis Heidegger entre l’âge de la phusis 2, qui est celui de l’expérience Plus Ancienne, et l’âge de la tekhnê 3 qui commence, ou commencerait, à partir des Romains.

Dans l’attraction qui la porte "vers les cathares", Simone Weil, dirait-on, voit la possibilité d’esquisser, toujours façon Heidegger, "le pas qui rétrocède" de l’horizon de la tekhnê, de "la grossièreté d’esprit et de la bassesse du coeur" concomitantes, et qui, via l’exemple des cathares, reconduit à l’expérience de cette "seule et même pensée" dont les ouvrages de Platon, plus particulièrement le Timée, nous fournissent le témoignage ultime.  

Il y a chez les manichéens quelque chose de plus que dans l’antiquité, du moins l’antiquité connue de nous, quelques conceptions splendides, telles que la divinité descendant parmi les hommes et l’esprit déchiré, dispersé parmi la matière. Mais surtout ce qui fait du catharisme une espèce de miracle, c’est qu’il s’agissait d’une religion et non simplement d’une philosophie. Je veux dire qu’autour de Toulouse au XIIe siècle la plus haute pensée vivait dans un milieu humain et non pas seulement dans l’esprit d’un certain nombre d’individus. Car c’est là, il me semble, la seule différence entre la philosophie et la religion, dès lors qu’il s’agit d’une religion non dogmatique.

Concentrant désormais sur les manichéens son évocation de l’expérience Plus Ancienne, Simone Weil les désigne, à l’Orient de "l’antiquité connue de nous", donc en deça de l’âge de la phusis et en deça de l’âge de la philosophie grecque, comme les initiateurs de "conceptions splendides, telles que la divinité descendant parmi les hommes et l’esprit déchiré, dispersé parmi la matière". Elle éclaire de la sorte ce qui, au-delà du propos historico-philosophique, fait l’objet de sa visée singulière : l’expérience du divin, tel qu’il se déploie dans l’âme des mortels ; l’épreuve de la pensée, comme moment chaque fois recommencé de la gigantomachie qui oppose en chacun de nous, depuis l’origine du monde, le corps à l’âme, la matière à l’esprit.  

Des manichéens aux cathares, qu’elle ne distingue pas quant au fonds, Simone Weil célèbre le "miracle" d’une descendance qui a permis aux "conceptions splendides" des manichéens de ne pas rester planantes au ciel des idées, mais de descendre "parmi les hommes" et de se traduire en actes dans ce "milieu humain". De façon rendue paradoxale par un usage dévoyé mais justifiée par l’étymologie 4, Simone Weil use ici du mot "religion" pour désigner ce qui, selon elle, devrait faire l’aboutissement et en quelque sorte la pierre de touche de n’importe quelle philosophie, à savoir la traduction des idées en actes, et, via l’épreuve des actes, le déploiement d’une exigence fondatrice de la communauté, qui est celle de la vérité partagée.

Une pensée n’atteint la plénitude d’existence qu’incarnée dans un milieu humain, et par milieu j’entends quelque chose d’ouvert au monde extérieur, qui baigne dans la société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d’un maître. Faute de pouvoir respirer l’atmosphère d’un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie ; mais c’est là une ressource de deuxième ordre, la pensée y atteint un degré de réalité moindre. Il y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous ne savons presque rien à ce sujet. À l’époque de Platon il n’y avait plus rien de semblable, et l’on sent continuellement dans l’œuvre de Platon l’absence d’un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique.

L’attraction "vers les cathares" est, on le voit, chez Simone Weil indissociable d’un souci de partage de la vérité des actes, auquel, selon elle, les leçons de la philosophie ne satisfont pas. Elle coïncide dans la vie de Simone Weil avec un moment de désespérance où, sans prendre définitivement congé de la philosophie, ni plus spécifiquement de Platon, la jeune femme cherche, après le syndicalisme et l’engagement politique, un autre horizon de significativité, sous le rapport duquel sa vie puisse continuer d’avoir sens.

Excusez ces réflexions décousues ; je voulais simplement vous montrer que mon intérêt pour le catharisme ne procède pas d’une simple curiosité historique, ni même d’une simple curiosité intellectuelle. J’ai lu avec joie dans votre brochure que le catharisme peut être regardé comme un pythagorisme ou un platonisme chrétien ; car à mes yeux rien ne surpasse Platon. La simple curiosité intellectuelle ne peut mettre en contact avec la pensée de Pythagore et de Platon car à l’égard d’une telle pensée la connaissance et l’adhésion ne sont qu’une seule opération de l’esprit. Je pense de même au sujet du catharisme.

Conformément à son idéal qui veut qu’en philosophie comme ailleurs, il n’y ait de vérité que celle de l’expérience, Simone Weil récuse ici, certes sous le couvert d’une formule exquisement polie, l’intérêt d’une démarche qui, en vertu de la simple curiosité historico-intellectuelle dont argue Déodat Roché, s’attacherait à déterminer philosophicaliter si le catharisme peut être "regardé comme un pythagorisme ou un platonisme chrétien". Ce qui l’intéresse, dit-elle, de façon qui résume fortement le sens de sa démarche propre, c’est le "contact" d’une pensée, i. e. la possibilité de toucher, de saisir concrètement concrètement ce que fut l’expérience de Pythagore, de Platon ou des cathares. Et, comme elle le précise, lorsqu’il y a ce type de "contact", "la connaissance et l’adhésion ne sont", dans le secret d’un tel "contact", "qu’une seule opération de l’esprit". Définissant ici sans le dire les conditions de l’événement que constitue la lecture lorsque celle-ci augure via les mots le possible de la communion des âmes, ou, si l’on préfère, des esprits, elle laisse entendre que la "brochure" de Déodat Roché ne soutient pas cette lecture-là .        

Jamais il n’a été si nécessaire qu’aujourd’hui de ressusciter cette forme de pensée. Nous sommes à une époque où la plupart des gens sentent confusément, mais vivement, que ce que l’on nommait au XVIIIe siècle les lumières constitue – y compris la science — une nourriture spirituelle insuffisante ; mais ce sentiment est en train de conduire l’humanité par les plus mauvais chemins. Il est urgent de se reporter, dans le passé, aux époques qui furent favorables à cette forme de vie spirituelle dont ce qu’il y a de plus précieux dans les sciences et les arts constitue simplement un reflet un peu dégradé. C’est pourquoi je souhaite vivement que vos études sur les cathares trouvent auprès du public l’attention et la diffusion qu’elles méritent. Mais des études sur ce thème, si belles qu’elles soient, ne peuvent suffire. Si vous pouviez trouver un éditeur, la publication de ce recueil de textes originaux, accessible au public, serait infiniment désirable.

Simone Weil conclut cette lettre par une réflexion plus générale sur la nature du péril auquel l’Europe se trouve exposée depuis l’avénement des Lumières et auquel en 1941 elle semble s’abandonner.

Face au déploiement  démesuré de la tekhnê, Bergson, en 1932, réclamait pour nous tous "un supplément d’âme" : "L’outillage de l’humanité est un prolongement de son corps. Dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. Le corps agrandi attend un supplément d’âme, la mécanique exigerait une mystique" 5.

Simone Weil, en 1941, déplore semblablement que notre époque souffre d’une "nourriture spirituelle insuffisante" et elle se désespère de constater que le sentiment général d’un malaise dans la civilisation, assorti d’un crédit excessif accordé à la "science", "est en train de conduire l’humanité par de mauvais chemins". Les mauvais chemins sont ceux que l’on sait. On a vu à quelles horreurs ils ont abouti.

Faute de trouver en 1941 les "nourritures spirituelles" dont elle a besoin pour survivre, Simone Weil tente de les requérir dans le passé. Non plus qu’elle n’a jamais embrassé la foi catholique, elle ne prétend pas embrasser une quelconque foi cathare. Son "attraction vers les cathares" participe d’une recherche de sens qui intéresse plus largement toutes les expressions de la pensée Plus Ancienne, celle d’avant la "catastrophe des cités grecques", comme dit le philosophe tchèque Jan Patocka 6, catastrophe qui, par effet de l’enchaînement de la vie elle-même",  i. e. par l’effet du travail qui arrache hommes et femmes "aux soins de l’âme",  fait venir le défaut d’âme, partant, l’inhumanité des temps présents.

Face à l’inhumanité grandissante, il demeure plus "urgent" que jamais de "se reporter aux époques qui furent favorables à cette forme de vie spirituelle dont ce qu’il y a de plus précieux dans les sciences et les arts constitue simplement un reflet un peu dégradé". C’était le voeu de Simone Weil en 1941. Peut-on aujourd’hui ne pas y souscrire ?  

Notes:

  1. Simone Weil, Lettre à Déodat Roché, 1941, in Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, Gallimard, coll. Espoir, 1962, p. 66. ↩︎

  2. Phusis, anciennement translittéré en physis : en grec, "force de l’être, déploiement de l’être comme totalité" ; "force qui fait naître et croître", dite au Moyen Age, "nature naturante" ↩︎

  3. Tekhnê : en grec, force qui pousse à la transformation de la phusis ; événement de la technique ↩︎

  4. Re-ligio : ce qui relie ↩︎

  5. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion ↩︎

  6. Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, traduction E. Abrams, Editions Verdier, 1981. Ami de Vaclav Havel, Jan Patocka, après avoir signé la Charte de 1977, est mort le 13 mars 1977 à la suite d’un interrogatoire dans les bureaux de la police. ↩︎

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