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A propos du Dictionnaire Etymologique de l’Occitan de Robert A. Geuljans

Cherchant sur Internet la traduction d'un mot en vieil occitan, j'ai découvert un jour, ô joie ! le Dictionnaire Etymologique de l'Occitan de Robert A. Geuljans. J'y ai trouvé par exemple l'étymologie du célèbre tafanari ;  je ne dévoile pas la dite étymologie, ni les illustrations correspondantes ; le savant étymologiste aime à rire ; allez voir !  Je consulte désormais le Dictionnaire de Robert A. Geuljans par plaisir, par fantaisie, plus encore que par nécessité. Le rire du savant étymologiste est en l'occurrence merveilleusement communicatif. Erudit et drôle, diable d'homme !

Ci-dessus : cabochons de tourmaline

 

Intriguée par la consonance batave du nom de Robert A. Geuljans, j'ai engagé une une correspondance avec le savant étymologiste et j'ai risqué quelques petites questions. Robert A. Geuljans m'a fait l'amitié de répondre aux dites questions, et vous allez voir que son chemin de vie, qui est aussi un chemin de pensée et de recherche, mérite d'être raconté. Je rapporte ici verbatim l'essentiel de notre échange épistolaire.

 

La dormeuse
Comme votre nom sonne hollandais et que vous avez parlé de l'université d'Utrecht, je me suis demandé si vous étiez d'ascendance  hollandaise ou bien né en Hollande, et si tel est bien le cas, comment, à l'université d'Utrecht, on en vient à étudier le vieil occitan.

Robert A. Geuljans
– Je viens de la région entre Aix-la-Chapelle/Maastricht/Roermond, une région avec une grande richesse en patois très variés et cela m'a intéressé très tôt. J'ai commencé mes études de la langue et littérature française en 1962 et après ma licence je me suis orienté vers la linguistique et plus spécialement vers la dialectologie, en particulier les patois franco-provençaux de la Vallée d'Aoste. Comme matière secondaire j'ai choisi l'occitan. J'ai eu l'énorme chance de pouvoir travailler à Bâle, pour le professeur Walther von Wartburg 1, au Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, 25 vol., Leipzig, Bonn, Bâle, 1922-2002. Un des plus beaux monuments de la science du langage, dont vous trouverez une brève description dans la page d'accueil de mon site :

 

L'occitan est la seule grande langue romane dépourvue d'un Dictionaire Etymologique grand public. Les spécialistes utilisent le FEW.

Je veux rendre hommage à Walther von Wartburg, l'auteur du monumental Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, dit FEW. Un des plus beaux monuments des sciences du langage, ouvrage unique et source intarissable de tout ce qui se fait dans le domaine de l'étymologie des langues et dialectes européens.

Suivez ce lien. Vous y trouverez une présentation générale du FEW. Un petit problème : le FEW a été rédigé en allemand. C'est pourquoi vous trouverez ici2

 

De 1968 à 1979, j'ai enseigné à l'université d'Utrecht, à l'Institut d'études françaises et occitanes, l'histoire de la langue française, la dialectologie,  etc.

Ci-dessus : vue de Valleraugue dans les années 1900.

En 1979, je me suis installé avec ma femme et mes enfants en France, à Valleraugue dans les Cévennes, et j'ai créé une entreprise artisanale de taille de pierres de couleur.

En 2005, j'ai pris ma retraite et j'ai transmis l'entreprise à deux de mes fils. Je suis retourné à mes études de dialectologie et d'étymologie. Comme j'habite près de Nîmes, rien de plus logique que d'étudier la langue du pays où je vis. Et cela d'autant plus que ma compagne, d'origine versaillaise, mais vivant à Nîmes depuis longtemps, connaît bien les particularités du nîmois.

 

La dormeuse
De l'université d'Utrecht aux Cévennes, de l'étymologie à la taille des pierres, s'agit-il d'une décision de vie inspirée par les idées de 68 ?

Robert A. Geuljans
– Sans 68, cela n'aurait pas été possible, mais ce n'est pas là ce qui m'a inspiré. Le travail et la création manuelle m'ont toujours plu.

 

La dormeuse
En choisissant de vous installer dans le Midi de la France, est-ce le  pays des langues gallo-romanes que vous avez choisi ?

Robert A. Geuljans
– J'ai commencé à apprendre le français à l'âge de 10 ans et depuis lors je n'ai pas arrêté.

 

La dormeuse
– Etes-vous attiré par le caractère ancien des patois et dialectes, ou plutôt par la dimension identitaire propre à ces derniers ?

Robert A. Geuljans
– Il y a des rapports entre les  langues et tous les domaines de la vie. L'histoire d'une langue reflète l'histoire de la communauté qui l'utilise. Le mot "laïque" en est un excellent exemple. Cf. mon Introduction, § L'histoire en général.  Et à partir du maintenant, on peut prédire, ou deviner l'avenir. D'autre part, l'infini variété des patois m'intéresse beaucoup. Cela fait aussi partie de la richesse d'une communauté linguistique.

 

Essayez d'expliquer à un étranger ce que c'est qu'un Club Laique Omnisport ! Le mot laïque signifie, d'après le TLFi 3, "qui est indépendant vis-à-vis du clergé et de l'Église, et plus généralement de toute confession religieuse". Par l'histoire nationale, le mot français laïque a un emploi beaucoup plus étendu que le mot correspondant en néerlandais, en allemand ou en anglais. Comme traduction de laïque en allemand, vous trouverez "weltlich, staatlich ; ou, par une évolution propre à l'allemand et au néerlandais, le composant laien-, synonyme de "ignorant", antonyme de spécialiste ; l'adjectif correspondant n'existe même pas. Ein *Laiensportclub serait donc "une bande d'amateurs ignorant les règles du sport."

En français par contre, il y a des clubs laïques de handball, de karaté, de boxe, etc. Essayer d'expliquer ce mot laïque à un étranger voudra donc dire faire un cours professoral de la séparation de l'Eglise et de l'Etat en France 4.

 

La dormeuse
-Votre dictionnaire constitue une ressource passionnante. A partir de quelles sources le nourrissez-vous et quels sont les principes qui vous guident dans votre démarche ?

Robert A. Geuljans
– Pendant les 25 années de Taille de Pierres de Couleur (titre d'un bouquin que j'ai écrit), j'avais bien gardé ma bibliothèque, et notamment le FEW de Wartburg, qui est écrit en allemand et par conséquent peu connu en France. Le FEW est une source inépuisable pour tout ce qui concerne l'étymologie de tous les dialectes et parlers gallo-romans,  romans, et même les autres langues occidentales.

IMPORTANT : j'essaie dans la mesure du possible, de suivre la démarche du FEW tout en l'inversant. Le FEW, contrairement à la grande majorité des dictionnaires étymologiques, part de l'étymon 5 et donne toutes les formes et toutes les significations, y compris les dérivés et composés, que cet étymon a pris dans tous les parlers gallo-romans.  Moi, je pars d'un mot, rencontré par hasard (le titre originel de mon Dictionnaire était Promenades étymologiques en Languedoc) et je rassemble dans un article les mots de la même famille, du même étymon.

Grâce à Internet j'ai accès à beaucoup de sources, à des revues, des images que j'utilise pour illustrer les histoires.  Mais je me limite. Il m'arrive parfois d'aller trop loin et de me perdre dans toutes les données qu'on peut trouver.

 

La dormeuse
– Avez-vous constitué un corpus de textes en vieil occitan, que vous exploreriez méthodiquement, ou bien vous confiez-vous au hasard des mots qui viennent à vous ?

Robert A. Geuljans
– J'étudie les mots rencontrés par hasard ou quand des visiteurs de mon site me demandent l'origine d'un mot.

Ci-dessus : sur un globe céleste de la bibliothèque François Mitterand, la Constellation du Chien, Canis Major, photographiée par Robert A. Geuljans.

La dormeuse
– Avez-vous des mots préférés en vieil occitan, des mots qui vous enchantent ? Accepteriez-vous d'en évoquer un ? [J'ai adoré votre article tafanari !]

Robert A. Geuljans
– C'est surtout le français régional qui m'inspire. Par exemple, ici près de la Camargue, il y a pendant toute l'année des abrivados. Dans un manuscrit du XVIIIe siècle, à la bibliothèque de Nîmes, j'avais lu abrivado, "poisson d'avril". Cela m'a rendu curieux. Autre exemple, brandado > brandade de Nîmes ; ou tapenade, un mot du pourtour méditerranéen, très ancien ; ou le cagnard et la constellation du Chien ; etc. C'est passionnant de suivre les liens qui nous relient directement aux Romains, Grecs, Celtes, Arabes, Ligures qui habitaient notre région il y a des siècles.

J'essaie aussi de rendre l'étymologie utile en indiquant les liens des mots occitans avec les mots d'autres langues.

Je me régale quand je lis le cardinal Dufour 6, qui énumère les 40 vertus de l'aigardent, (l'aqua ardens, i. e. l'armagnac) consommé avec modération (!), et Arnaud de Villeneuve 7, grâce à qui l'on fait les vins doux naturels de Bagnouls.

"Cette eau [l'aigardent], si on la prend avec mesure et selon les règles de la médecine, aura des effets nombreux, et l'on rapporte qu'elle possède quarante vertus ou efficaces. Elle cuit un oeuf, elle conserve les viandes crues ou cuites en les gardant de la putréfaction lorsqu'on les y trempe ; elle clarifie le vin trouble et lui rend ses qualités si on les mélange. Elle permet d'extraire les principes actifs des plantes que l'on y trempe, à l'exception de la violette dont elle ne conserve pas le parfum ; elle crève les abcès tant externes qu'internes si on la boit, de même un abcès externe se résorbera quelquefois grâce à elle. Elle fait disparaître la taie des yeux, leur ôte rougeur et chaleur. Elle tarit l'écoulement des larmes. Elle est bonne pour les malades de la rate et les hépatiques lorsqu'on en boit avec modération. Elle fige le mercure, purifie le cuivre, dissout les liquides et les matières calcinées, guérit les blessures et tous les écoulements, les chancres et fistules, si on la boit et si on en badigeonne les endroits malades. Elle guérit la paralysie lorsqu'on en badigeonne  fréquemment le membre paralysé. Elle aiguise l'intelligence si on en prend avec modération, elle remet en mémoire les choses oubliées, et par-dessus tout rend l'homme gai, conserve la jeunesse et retarde la vieillesse. Elle soigne l'humeur salée et l'écoulement rosé, fait disparaître le mal aux dents, chasse les mauvaises odeurs du nez, des gencives et des aisselles, fait crever les abcès de la gorge si l'on s'en gargarise fréquemment, fait grand bien aux atrabilaires…"

La dormeuse
– Y a-t-il, pour vous, un lien d'analogie entre l'étude de l'étymologie et la taille des pierres ?

Robert A. Geuljans
– Alors, là c'est une idée très intéressante. En y réfléchissant, j'ai trouvé des analogies. La taille d'une pierre (semi-) précieuse est la mise en valeur et la révélation ( = enlever le voile !) d'une beauté cachée, invisible. Il faut couper la pierre, la tailler selon certains angles et la polir pour enlever ce voile. Le travail d'un étymologue est aussi de révéler ou découvrir ce qu'il y a à de voilé dans la matière-mot. Il y a des mots simples qui n'ont qu'un seul sens et qu'une seule forme depuis la nuit des temps, des cabochons. D'autres ont beaucoup de facettes.

Ci-dessus : tourmalines watermelon facettées.

Superbe, la façon dont Robert A. Geuljans évoque ici le travail de l'étymologue ! Inspiré par sa profession de lapidaire-gemmologue, Robert A. Geuljans, savant étymologue, traite les étymons comme des gemmes. Partant de l'infracassable noyau de signification qui s'entretient dans la prolifération incessante des mots, l'étymologue révèle la "beauté cachée" de cette dernière, laquelle beauté n'est rien d'autre que celle de la vie. "Lapides crescunt", "les pierres croissent", disait Linné en 1751. Les mots croissent aussi, et dans leur croissance, ils augmentent leur eau, – à charge pour le savant étymologue de nous en faire paraître le miroitement continu.

Enregistrez dans vos signets le Dictionnaire Etymologique de l'Occitan de Robert A. Geuljans. Et profitez de l'invitation formulée sur la page d'accueil du site de Robert A. Geuljans : "Toute information complémentaire sur les prononciations, les sens et les localisations ou l'étymologie des mots sera accueillie avec joie. Contactez-moi !

Un mot encore. Pour illustrer la passion des gemmes, qui est sans doute celle de Robert A. Geuljans, j'ai choisi chaque fois la tourmaline en hommage au romancier autrichien Adalbert Stifter (1805-1868), admirable poète des gemmes. L'un de ses plus beaux romans s'intitule justement Tourmaline.

Notes:

  1. Né en 1888 à Riedholz (Suisse), mort en 1971 à Bâle, Walther von Wartburg, après des études à Berne, Zurich, Florence, Paris, soutient en 1918 une thèse de doctorat intitulée Zur Benennung des Schafes in den romanischen Sprachen, La dénomination du mouton dans les langues romanes. Devenu plus tard professeur de philologie française à l'université de Bâle, il laisse un Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine darstellung des galloromanischen sprachschatzes, ou FEW, i. e. un Dictionnaire étymologique du français, ou DEF, oeuvre maîtresse qui retrace l'histoire des lexiques français, occitan et franco-provençal. ↩︎

  2. Robert A. Geuljans, Dictionnaire Etymologique de l'Occitan ↩︎

  3. Le Trésor de la Langue Française informatisé ↩︎

  4. Robert A. Geuljans, Dictionnaire étymologique de l'Occitan, Introduction, § L'histoire en général ↩︎

  5. Etymon : en linguistique, mot-racine, ou mot-source, dont descend une même famille de mots. ↩︎

  6. Note de Robert A. Geuljans : "né vers 1260, Vital Dufour a étudié la médecine à Montpellier où il a dû connaître Arnaud de Villanova. Prieur d’Eauze et de Saint Mont, il est élevé en 1313 au rang de cardinal. Conservé au Vatican, le manuscrit dont un extrait se trouve reproduit ci-dessus, semble dater de 1310". Cf. Histoires d'Armagnac. ↩︎

  7. Né en 1238 (?), mort en 1313, Arnau de Vilanova, ou Arnaud de Villeneuve, a été, dit-on, le plus grand médecin de son temps, consulté par les rois et par le pape lui-même. Grand voyageur, il se fixe ensuite à Montpellier. Il laisse un corpus d'ouvrages savants, plusieurs fois condamnés par l'Inquisition. Découvreur de l'usage thérapeutique de l'alcool et de la thérébentine, expert en distillation, il crée les premiers ratafias. Textes disponibles en ligne. ↩︎

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1 commentaires au sujet de « A propos du Dictionnaire Etymologique de l’Occitan de Robert A. Geuljans »

  1. Françoise Latour

    L’analogie entre recherche étymologique et taille de pierre m’enchante. Quant aux paroles de Linné, elles sont en droite ligne de la réflexion précédente…
    Arnaud de Villeneuve est surtout resté célèbre par ses connaissances et ses écrits alchimiques or les alchimistes recherchaient avant tout à retrouver l’esprit dans la matière et la matière dans l’esprit. Autrement dit à une époque torturée par la contradiction de la dualité et la tentation du dualisme, ils recherchaient l’Unité, l’Unus Mundus à la fois en eux-mêmes et à l’extérieur d’eux-mêmes. La Pierre Philosophale en était le but, la concrétisation extérieure ou pourrait-on dire l’étymologie …