Dans l’Avant-Propos du Fantôme de l’Opéra, le narrateur, alias Gaston Leroux, raconte comment il a acquis "la certitude que le fantôme de l’Opéra a réellement existé". "Ce ne fut point", observe-t-il, "comme on l’a cru longtemps, une inspiration d’artistes, une superstition de directeurs, la création falote des cervelles excitées de ces demoiselles du corps de ballet, de leurs mères, des ouvreuses, des employés du vestiaire et de la concierge. Oui, il a existé, en chair et en os, bien qu’il se donnât toutes les apparences d’un vrai fantôme, c’est-à-dire d’une ombre". Le narrateur entreprend de le démontrer. Il doit à un événement historique la "trouvaille merveilleuse" qui lui permettra d’en administrer la preuve.
L’événement historique concomittant à la "trouvaille merveilleuse" de la preuve du fantôme, c’est, le 24 décembre 1907, l’enfouissement dans le sous-sol de l’Opéra de plusieurs urnes renfermant un gramophone et divers enregistrements phonographiques des grandes voix du temps, Caruso, Melba, Patti, etc.
"On se rappelle que dernièrement, en creusant le sous-sol de l’Opéra, pour y enterrer les voix phonographiées des artistes, le pic des ouvriers…" 1
Retrouvées en 1989-1990, ces urnes sont confiées à la BnF, puis, conformément au souhait formulé par Aristide Briand en 1907, ouvertes en 2007, soit au terme d’un délai de cent ans. Après une longue phase de désamiantage des urnes, puis de nettoyage, restauration et numérisation des disques contenus dans les deux premières urnes qui ont été ouvertes, les enregistrements ainsi ressucités font l’objet d’une présentation à la BnF et sur le Web, dans le cadre de l’exposition intitulée Les voix ensevelies.
J’ai visité l’exposition sur le Web. Elle commence par une vidéo qui m’a enchantée : elle raconte, dans le style de Gaston Leroux, l’histoire des voix ensevelies, leur enfouissement, leur redécouverte. La thématique du fantôme est à la fête !
Plus enchanteresses encore, la découverte du contenu des urnes, et surtout la possibilité d’écouter quelques uns des enregistrements ressurgis du passé. L’émotion est aussi forte dans Le château des Carpathes de Jules Verne, lorsque, dans un château abandonné, Frank de Telek, qui pleure sa fiancée, la cantatrice Stilla, morte en scène cinq ans plus tôt, la voit ressurgir de nulle part et chanter à nouveau un air d’Orlando pour lui.
"Franz s’enivrait du charme de cette voix qu’il n’avait pas entendue depuis cinq longues années… […]. Oui ! il avait reconnu le finale de la tragique scène d’Orlando, ce finale où l’âme de la cantatrice s’était brisée sur cette dernière phrase :
Innamorata, mio cuore tremante,
Voglio morire…
Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable… Et il se disait qu’elle ne serait pas interrompue, comme elle l’avait été sur le théâtre de San-Carlo !… Non !… Elle ne mourrait pas entre les lèvres de la Stilla, comme elle était morte à sa représentation d’adieu… Franz ne respirait plus… Toute sa vie était attachée à ce chant… Encore quelques mesures, et ce chant s’achèverait dans toute son incomparable pureté… Mais voici que la voix commence à faiblir… On dirait que la Stilla hésite en répétant ces mots d’une douleur poignante :
Voglio morire…"
Jules Verne, Le château des Carpathes, XVI, p. 196
Gravure de l’édition Hetzel : Léon Benett
"Stilla… ma chère Stilla, toi que je retrouve ici… vivante… ", s’écrie Franz. L’émotion du comte de Telek, c’est celle que l’on éprouve à à retrouver "l’inflexion des voix chères qui ont disparu". Troublante expérience que d’entendre s’élever à nouveau dans leur empreinte ancienne, parmi le grésillement propre aux vieux disques, le timbre, l’inflexion, la couleur des voix ensevelies, – le vif du passé…
1 commentaires au sujet de « A la BnF, les voix ensevelies de l’Opéra Garnier »
Martine Rouche
Quelle magnifique et romantique promenade pour un dimanche après-midi ! Et en plus, ces voix ensevelies nous sont restituées ! C’est magique ! Connues ou moins connues, elles sont encore empreintes de toute leur émotion, de leurs qualités, intactes. J’ai eu le plaisir particulier d’écouter Emma Calvé, dont je connais un peu le parcours : elle a souffert de tout un tas de sottises attachées à son nom, qui ont fait oublier la grande artiste lyrique qu’elle fut. Grâce à ton invitation de ce jour à nous rendre à l’Opéra, elle revit, magnifique.