La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Dans les années 1960, une halte de Janet Frame en Andorre

En 1956, à l’âge de 32 ans, Janet Paterson Frame, qui a déjà publié un recueil de nouvelles intitulé Le lagon bleu et qui bénéficie à ce titre d’une petite bourse d’études, entreprend de quitter la Nouvelle-Zélande où elle est née, afin de se rendre en Europe. Après une longue et pénible traversée, elle débarque à Londres au début de l’hiver 56. Elle se rend l’année suivante à Paris, puis à Barcelone, puis à Ibiza, où elle demeure jusqu’en 1958. Suite à une déception amoureuse, en 1958, elle quitte Ibiza, retourne à Barcelone et, vu son peu de ressources, gagne l’Andorre, où la vie sera pour elle moins chère. Janet Frame raconte son séjour en Andorre dans le troisième volume de son autobiographie, daté de 1985, Un ange à ma table, III, Le Messager (The envoy from mirror city) 1

Ci-dessus : Korowai karure, élément d’un costume de cérémonie maori (image négative ; voir l’image positive infra ).

Après une nuit d’hôtel à Barcelone, Janet Frame s’enquiert d’un bus en direction de l’Andorre. L’hiver s’attarde.

J’appris qu’aucun bus ne reliait Andorre à cette époque de l’année. Sur le continent, c’était encore l’hiver, et les mois du printemps d’Ibiza semblaient n’avoir été qu’un mirage, un rêve dont j’aurais gardé le souvenir sous le vent froid de Barcelone. Les routes menant à Andorre étaient impraticables, hormis celles qui étaient destinées aux voitures. Quelqu’un me suggéra de louer un taxi. 

Soulagée par la modicité du prix de la course, Janet Frame opte donc pour le taxi.

Fons fotogràfic Salvany, Biblioteca de Catalunya

Bientôt, le bus commença son ascension des collines situées au pied des Pyrénées, où les pinèdes vert sombre, presque noir dans l’après-midi, étouffèrent brusquement la lumière. Le contraste entre les pins d’un tendre vert pâle d’Ibiza , leur feuillage doux, vaporeux, parfois blond sous les rayons du soleil, et le noir profond des pins du Nord contre la neige, semblait incarner la régression naturelle du printemps du Sud à l’hiver du Nord […].

Janet Frame, qui est alors seule et désemparée, se livre, dit-elle, à "un exercice de contagion émotionnelle", transposant le paysage extérieur au paysage intérieur, et vice versa, jusqu’à imaginer que je me muais en pin noir et étreint par l’hiver". L’Andorre, restera pour elle, durant le temps de son séjour, le Nord du Sud, le pays dont l’habitant, pauvre et rude, est "pin noir et étreint par l’hiver". C’est, encore quasiment inchangée, l’Andorre tragique décrite par Isabelle Sandy, en 1923, dans le roman intitulé Andorra ou les Hommes d’Airain

Variation sur une photo empruntée au fonds Lutz Meyer, Andorra

En fin d’après-midi, nous arrivâmes au village d’Andorre la Vella […]. J’avais imaginé qu’Andorre serait une grande ville de la principauté ; mais il n’y avait là qu’une place de village bordée d’immeubles et, au-delà, les montagnes. 

A peine Janet Frame a-t-elle remonté la rue et tourné l’angle de la route menant à l’extérieur de la ville qu’elle se voit proposer, à proximité, une chambre à louer. Un jeune homme la conduit à cette dernière.

Il me conduisit près d’une voiture pleine de travailleurs qui s’apprêtaient à quitter Andorre pour regagner leurs maisons, situées dans d’autres villages. […].

Après quelques minutes, à Les Escaldes, nous quittâmes la voiture et suivîmes la route principale en direction de la rivière, un torrent de montagne rugissant qui baignait le rez-de-chaussée des appartements bordant ses rives. Nous gravîmes les escaliers étroits d’un de ces immeubles jusqu’au troisième étage, un appartement surplombant la rue où vivaient Carlos, Donna, et leurs deux enfants…

Ci-contre : Les Escaldes, fonds Lutz Meyer, Andorra

Partageant à cette fin la chambre de leurs deux enfants, Carlos et Donna louent leur chambre conjugale ainsi qu’une autre petite chambre à des pensionnaires.

Je ne m’aperçus pas aussitôt que je perturbais les habitudes nocturnes de la famille, note Janet Frame, mais je compris rapidement qu’ils luttaient contre la pauvreté et étaient ravis de recevoir quelques pesetas supplémentaires.

Avec l’appartement de Carlos et Donna, dressé à flanc de montagne, exigu, inconfortable, Janet Frame fournit une description typique de l’habitat ouvrier andorran des années 60 :

Les autres pièces consistaient en une minuscule cuisine, des toilettes équipées d’un lavabo et de deux robinets, l’un d’eau chaude et l’autre d’eau froide, dont seul le dernier fournissait de l’eau : l’eau chaude de la ville, tirée des sources des montagnes, était dispensée gratuitement aux fontaines et aux robinets se trouvant sur la place et dans les bains municipaux.

L’ensemble de l’appartement, par mesure d’économie, est parcimonieusement éclairé : 

Bien qu’Andorre, au contraire d’Ibiza, fût amplement alimentée en électricité par les torrents de montagne, certains habitants, comme Carlos et Donna, étaient trop pauvres pour l’utiliser confortablement. En conséquence, comme à Ibiza, les ampoules électriques donnaient une lumière trop faible pour permettre de lire et d’écrire.

Janet Frame, jusque dans sa chambre, souffre du froid et du manque de lumière : 

Dominée par les Pyrénées,  enneigées toutes proches, ma chambre donnait sur la rue ; dans la pièce, l’air nocturne avait un goût de neige et il était si froid qu’il procurait une douleur non pas immuable, mais tempérée par l’attente agréable de la lumière du jour et de l’hypothétique chaleur du soleil.

Un mois plus tard, Janet Frame commence à partager la vie de la famille qui l’accueille et à goûter la simplicité de cette dernière :

Chaque matin, le seau métallique à la main, j’allais à la crèmerie chercher le lait de la journée, empruntant la rue et le vieux pont de pierre. Je revenais à temps pour prendre le petit déjeuner avec les enfants, qui étaient alors levés et habillés, et el Vici Mario [locataire d’une autre chambre de l’appartement], Donna et Carlos. Nous nous installions autour de la table ; en son centre se trouvait une grande coupe de lait et de pain, et chacun mangeait dans la coupe et la passait à son voisin. Puis Xavier et Antoine [les enfants] partaient pour l’école espagnole (il y avait à Andorre des écoles espagnoles et françaises).  Bien qu’il n’eût que quatre ans, Xavier lisait la première phrase de son premier livre, empreinte d’une violence primitive : "Cain mató a su hermano Abel…" 

Ci-dessus : Les Escaldes, fonds Lutz Meyer, Andorra

Sinistrement réfléchie dans le livre de lecture de Xavier, la "violence primitive" dont s’étonne ici Janet Frame est d’abord celle de la pauvreté, induite par l’hiver, la rareté du travail, et l’analphabétisme. Donna se confie à Janet Frame. Comme bien d’autres prolétaires andorrans, elle rêve d’émigrer au Canada :

Il était difficile de gagner sa vie pendant l’hiver, lorsqu’il y avait peu de travail pour un charpentier ;  pendant la saison morte, Carlos travaillait le dimanche soir comme serveur dans un restaurant, rapportait un salaire qu’il ne pouvait compter, car il ne savait ni lire, ni écrire, ni calculer. Donna, qui avait été à l’école, s’en chargeait pour lui et elle essayait de lui apprendre à compter en disposant des jetons colorés avec les pièces de monnaie sur la table de la salle à manger. C’était pour cela qu’il était important , disait-elle, que les enfants aillent à l’école tous les jours, quel que soit le temps ; un jour, peut-être la famille émigrerait-elle au Canada afin d’y commencer une nouvelle vie. Les voisins de l’appartement en face, celui qui surplombait la rivière, s’apprêtaient à se rendre au Canada. Le mari était parti dix mois plus tôt…

Traitée comme un membre de la famille, Janet Frame partage désormais toutes les sorties de Carlos et Donna :

Le dimanche, coiffée de ma mantille noire, j’allais à l’église en leur compagnie. Le dimanche soir, nous allions au cinéma du quartier assister à la projection d’un film américain, généralement un western, sous-titré en espagnol.

Janet Frame entreprend par ailleurs de se promener toute seule le long du torrent, à travers les rues, et, sans trop de prudence, dans les montagnes et les villages éloignés :

Je me promenais imprudemment dans les montagne, gravissant des pentes abruptes, m’interrogeant vaguement sur le sens des pancartes, Perigo, Danger, Avalanches. Je grimpais jusqu’au lac tiède blotti entre les pics et, m’asseyant,  contemplais les pins noirs qui se dressaient en contrebas, au-delà de la ligne d’enneigement. Je songeais de nouveau aux pins d’Ibiza, les comparant aux sombres cimes courbées par le désespoir des pins d’Andorre. Je passais devant des villages de pierre qui semblaient croître sur le roc, d’immenses granges où s’entassait du bétail ; leur odeur de fumier flottait autour des portes  avant d’être absorbée par l’haleine glaciale de la montagne et de la neige. Bientôt, me disait-on, on ramènerait les moutons de France, où ils passaient l’hiver, à travers les cols de montagne.

Ci-dessus : Andorra, poble, Fons fotogràfic Salvany, Biblioteca de Catalunya

Renseignée par el Vici, son colocataire, Janet Frame se prend à rêver sur la vie des contrebandiers, dont elle caresse une vision pittoresque et romantique :

El Vici, qui connaissait parfaitement ces itinéraires [de passage à travers les cols de montagne] et qui, durant l’hiver, gagnait sa vie en étant à la fois contrebandier et guide, m’en apprit beaucoup sur ces cols de montagne. J’étais d’une telle naïveté qu’à mes yeux la contrebande à laquelle s’adonnait el Vici l’auréolait de romantisme. Je ne m’interrogeais jamais sur la nature des biens dont il faisait le trafic ; j’imaginais simplement un groupe d’hommes à l’air féroce, parmi lesquels el Vici, conduisant des chevaux de bât chargés de coffres de contrebande à travers les rocailleux cols de montagne. 

Munis d’un panier de pique-nique, Janet Frame el Vici partent se promener en montagne, au bord de la ligne d’enneigement. Janet "dispose les aliments sur un pan de rocher". Ils mangent du pain, du salami. Ils boivent du vin. Puis el Vici désigne à Janet "les points de repère du paysage".

Janet Frame, à la même époque, accompagne souvent Donna et les enfants en montagne afin d’y cueillir des fleurs :

Comme c’était le début du printemps à Andorre, bien que la route menant en France fût toujours fermée, les fleurs des montagnes s’ouvraient et Donna, les enfants et moi allions les ramasser – violettes blanches, primevères, freesias, muguet, dont le parfum était emprisonné à l’intérieur des corolles par l’air empli de neige.  

Viennent les fêtes de Pâques, marquées par de riches traditions locales :    

Les fêtes de Pâques furent empreintes d’une gaieté solennelle : traditionnel gâteau au chocolat en forme de maison, grosse meule de fromage doré que distribuait le prêtre, provenant du colis de nourriture envoyé par le gouvernement américain, fondants, biscuits et canalones que j’avais aidé Donna  à préparer. La table était ornée, comme un autel, d’une nappe blanche et de bougies ; Antoine et Xavier eux-mêmes, qui avaient été en disgrâce pour avoir jeté leurs rameaux bénis dans la rue à travers la fenêtre, furent sages et obéissants, vêtus de leurs cols de dentelle blanche et de leurs plus beaux vêtements.

Ci-dessus : Les Escaldes, San Pere, fonds Lutz Meyer

"Au mlieu du mois de mai", pour des raisons personnelles que je ne dévoilerai pas ici mais que la question formulée ci-dessous permet d’augurer, Janet Frame, d’un jour à l’autre, décide de quitter l’Andorre. 

Oh, pourquoi ne pouvais-je être là, moi aussi, au sein du tableau, […] en dépit de mes cheveux roux de Celte et bien que je fusse née aux antipodes, dans un monde où les arbres, tels les pins d’Andorre étaient d’un vert persistant et solennel, la couleur de l’éternité, de la souveraineté, d’une forêt qui régnait… ?

Lisez Un ange à ma table, III, Le Messager, pour mieux comprendre les raisons de l’aventure andorrane de Janet Frame.

Mue encore une fois par "le désir de trouver sa place", après avoir offert un harmonica à Antoine et sa cortina verde ainsi qu’un manteau à Donna, Janet Frame monte dans le bus pour la France.

La neige dressait deux hautes murailles de chaque côté de la route. Assise dans le véhicule, j’étais émerveillée par la lumière bleue, la route de montagne irréelle sur laquelle pesaient la neige et les pins et l’acharnement avec lequel le bus, le premier véhicule à emprunter la route, s’y frayait un chemin à l’aide de son pare-choc, car il neigeait de nouveau. Lorsque nous arrivâmes à Perpignan, j’eus le sentiment d’émerger d’une vallée de ténèbres. Soudain, le feuillage des arbres était vert pâle, la terre était baignée d’un halo vert tendre vaporeux et printanier, un vrai printemps.

A Perpignan, Janet Frame prend le train pour Paris, et le lendemain le ferry pour Londres. Dans le train qui la conduit à Paris, elle se demande pourquoi chacun des souvenirs qu’elle emporte des lieux où elle a séjourné la ramène "invariablement à l’obsession du ciel qui a hanté toute son existence".

Le souvenir qu’elle emporte de l’Andorre est celui de la neige, du froid, de la difficulté de vivre, et, comme elle dit de façon si frappante, du "désespoir des pins". Elle nous livre une vue tragique de ce petit pays perché au coeur des montagnes, dont le développement s’esquisse à peine à l’époque où elle s’y arrête et où les conditions de vie demeurent encore pour la plupart de ses habitants particulièrement rudes. L’historien américain Eugen Weber, en 1976, fournit relativement à l’ancienne pauvreté andorrane nombre de documents dans son maître ouvrage intitulé La fin des terroirs (Peasants Into Frenchmen: The Modernization of Rural France, 1880-1914).

Mais, au-delà du constat de la pauvreté, Janet Frame, en Andorre, fait aussi l’expérience forte de la vie comme elle va dans une famille simple, pauvre, courageuse, qui sait partager une certaine façon du bonheur. Elle rend hommage à cette façon-là, aux traditions qui la soutendent.

Il y a chez Janet Frame une sensibilité extrême qui détermine sur le mode de la commination et de l’effroi sa représentation de la haute montagne. Effroi et sentiment d’obscure commination face à la montagne vont de pair toutefois, selon ses mots, avec l’expérience de la vérité, celle du moment où elle se trouve "submergée par l’essence riche du temps". Tout familier de la montagne comprend et sait, dans sa chair, de quoi elle parle. 

Notes:

  1. Un ange à ma table, III, Le Messager, éditions Joëlle Losfeld, 1996, pp. 109-124. L’ensemble des trois volumes autobiographiques de Janet Frame a été adapté par Jeanne Campion en 1990 pour le cinéma. ↩︎

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dans: littérature, pyrénéisme.

1 commentaires au sujet de « Dans les années 1960, une halte de Janet Frame en Andorre »

  1. Martine Rouche

    Fais-je erreur ou aspirerais-tu à mettre tes pas dans ceux de Janet Frame ? Après Alix André, voici une autre  » belle marcheuse « , un autre  » oeil de peintre « , et j’ajoute un autre nom à la liste …