C’était un dimanche, il y a quelques semaines. Bravant le ciel noir, la pluie menaçante, nous avons marché sur la Voie verte, jusqu’à Moulin Neuf. Là, traversant le bourg, nous passions sur le vieux pont qui enjambe l’Hers, lorsque dans une trouée de verdure, j’ai aperçu au loin, parmi les monts et les nuées, les ruines du château de Lagarde. J’ai sorti mon appareil photo. Un homme a surgi du Café du Pont et m’a interpellée avec un accent rocailleux : « Qu’est-ce que vous photographiez ? Ça ? » me dit-il en désignant les ruines. « Il faudrait les foutre par terre ! Qu’il n’en reste rien ! » Cet inconnu n’avait pas l’air de rire. J’avais cliqué sur le bouton de mon appareil photo. Nous sommes repartis sans chercher à en savoir plus.
Mais les ruines, enfermées toute l’année dans la majesté de la solitude et du silence, restaient impassibles, rigides, muettes comme des mortes orgueilleuses auxquelles on aurait oublié de clore les paupières. Elles demeuraient aussi indifférentes aux agitations de ces vivants infimes qu’au vol de moucherons qui dansent dans un rayon et mourront à la fin du jour 1.
Après le château de Terride, le château de Lagarde fut jusqu’en 1789 la résidence des Lévis, seigneurs de Mirepoix et du pays d’Olmes. Ceux-ci tenaient leur seigneurie des mains de Louis XII, en récompense des services (siège de Béziers, Termes, Castenaudary, Beaucaire, Toulouse) rendus par Gui de Lévis, lieutenant de Simon de Montfort, durant la croisade contre les Albigeois. De tels services valurent à Gui de Lévis, originaire de Lévis-Saint-Nom (Seine-et-Oise), le titre héréditaire de Maréchal de la Croisade ou Maréchal de la Foi. Par la suite, les seigneurs de Mirepoix s’illustrèrent encore dans les Guerres de Religion, mais il semble que chez eux ils ne furent pas de méchants seigneurs, en tout cas qu’ils ne furent ni pires ni meilleurs que d’autres. Maîtres de terres immenses, mais investis de responsabilités lourdes et coûteuses, ils peinent de plus en plus, au fil du temps, à récolter par le biais de l’impôt les sommes dont ils ont besoin pour satisfaire aux besoins de la cité (aménagement du territoire, protection des personnes et des biens, etc.) Lors de la Révolution, Charles Philibert de Lévis, dernier seigneur de Mirepoix, est guillotiné ; les biens des Lévis sont vendus aux enchères ; le château de Lagarde est pillé et mis à bas par la population du village ; les armes des Lévis sont martelées dans tout Mirepoix.
Installée à Mirepoix depuis moins d’un an, j’ai eu la surprise de découvrir, en lisant les vieux livres, combien la Révolution y a été violente et je perçois de temps à autre, en parlant avec tel ou tel, combien, à l’encontre des Lévis, le ressentiment, explicitement formulé ou dénié, demeure tenace. Pourquoi ? J’ai pensé d’abord que c’était là un ressentiment perpétué par la tradition politique, qui fait de l’Ariège, depuis le XIXème siècle, un département rouge, ou rose. Propre à une population qui, dans l’ensemble, a toujours été et demeure aujourd’hui encore peu fortunée, le ressentiment procèderait ainsi d’une lecture critique de la Révolution française, dont l’oeuvre escomptée, pourtant mythifiée et célébrée, n’a pas été achevée, ou n’a pas tourné à l’avantage des sans-culottes.
Le ressentiment toutefois devrait être, à ce titre, la chose de France la mieux partagée. Pourquoi se manifeste-t-il, de manière si tenace, autour de Lagarde et à Mirepoix ?
La réponse que fournit à cette question une Ariégeoise de souche, autodidacte passionnée d’histoire, m’a beaucoup surprise, bien qu’il me soit revenu à l’esprit que mon père, natif de Revel, Ariégeois de coeur, me tenait des propos semblables. Je mettais cela, à l’époque, sur le compte de certain romanesque historique.
« Le château de Lagarde, s’il faut le foutre par terre », me disait mon interlocutrice à qui je racontais l’incident de Moulin Neuf, « c’est à cause de Montségur ». Et d’ajouter : « la guerre des Albigeois a fait, si l’on compte bien, un million de morts 2. D’ailleurs, si vous relisez Montségur, le roman que le duc de Lévis Mirepoix a écrit à propos de cette tragédie, vous verrez qu’au dernier chapitre, si émouvant, il s’excuse presque ». Là-dessus, mon interlocutrice fait état d’un souvenir saisissant : « lorsque j’étais enfant, à la maison, les Cathares, on n’en parlait pas. Jamais. Seulement à l’école, mais très vite. En trois phrases, c’était expédié. Au passage, j’avais retenu sans les comprendre les mots « bonshommes », « parfaits ». Le soir, à table, je les ai redits afin qu’on m’explique. Mon père m’a donné deux gifles, puis il est allé verrouiller la porte. « Bonshommes », « parfaits », c’étaient encore des mots dangereux, susceptibles, si quelque voisin les eût rapportés, de vous faire jeter en prison. Ou brûler vif ».
Ci-contre, vue actuelle du château de Léran
Ce ressentiment, explicitement formulé ou dénié, à l’encontre de la maison de Lévis et du château de Lagarde, ce mol intérêt concédé à la cathédrale de Mirepoix, à la maison de Mazerettes, au palais épiscopal, aux antiphonaires et au labyrinthe, toutes réalisations mises en oeuvre par la volonté de Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix, cet abandon du château de Léran, livré aux lotisseurs, bref cette attitude générale de déprise et d’aboulie, assurément contre-performante dans le cas d’une contrée touristique qui prétend au statut de pays d’art et d’histoire, serait donc nourrie par le souvenir de la tragédie cathare, refoulé mais toujours enfoui dans la mémoire collective, souterrainement intensifié par le travail du refoulement, absous seulement de ce dernier par effet de condensation et de déplacement sous le couvert du mythe. Le souvenir fantasmé de la tragédie cathare, une machine à retardement !
Lorsque le souvenir du passé parasite l’énergie du présent, lorsque le mythe fait écran relativement à la réalité d’un patrimoine, il faudrait pouvoir réfléchir ensemble au moyen de dénouer le double bind. Tant que, sur le mode de l’injonction paradoxale, l’on parlera de défendre un patrimoine que consciemment ou inconsciemment l’on maudit, celui-ci demeurera dans l’état où on le voit aujourd’hui, triste, mal documenté, peu ou mal défendu, rendu inaccessible par le retard de travaux de restauration annoncés depuis 50 ans, voire promis à la vente ou à la démolition.
Une certaine conception de l’histoire, dite « subtile », veut que, « à partir du moment où s’impose à un homme de désir la décision de rallier une tradition, dès ce moment-là même est noué le lien historique entre lui et ses devanciers. Il en est l’héritier légitime et le successeur, quel que puisse être l’hiatus chronologique. Ce lien existentiel n’est pas un lien historique au sens courant et exotérique de ce mot, car il peut ne laisser aucune trace dans aucune archive. Il n’en reste pas moins que le lien est noué à jamais dans le temps de l’histoire subtile que l’on peut appeler aussi para-histoire, parce qu’elle est par rapport à l’histoire profane ce qu’est la parabole par rapport à tout énoncé unidimensionnel. 3.
J’ai relevé ce propos d’Henri Corbin, car le genre de « lien historique » qu’il invoque me semble très exactement correspondre à celui que le pays de Mirepoix entretient avec son passé. Ce type de lien non élucidé a relativement au présent des effets mortifères, car il ne lui imprime, de façon viable, aucune direction de sens. Le temps du catharisme ne reviendra jamais. Il y aurait, au demeurant, inconséquence à le regretter. Reviendrait-il qu’assurément nous ne lui serions plus accordés. La page est tournée depuis le XIIIème siècle déjà.
Reste un patrimoine, bien visible, lui. Quoique indissociable de l’histoire des Lévis, et parce qu’indissociable de la dite histoire, laquelle est, de façon tout aussi indissociable, celle du pays de Mirepoix, il importe de valoriser ce patrimoine essentiel.
Reste le phénomène de conscience malheureuse, dont le passage des siècles indique qu’il n’est pas soluble dans l’air. Il y faudrait mutatis mutandis une sorte de coming-out, – comme une sortie du labyrinthe, dans lequel, vouée à la commination du Minotaure (ou à la nostalgie de ce dernier ?), la mémoire collective, aujourd’hui encore, demeure secrètement enfermée. Les quatre journées annuelles d’histoire locale ainsi que le prochain Salon du livre d’histoire locale, qui se tiendra à Mirepoix le 6 juillet sous les couverts, constituent autant d’éléments de réponse relativement à ce besoin-là.
1 commentaires au sujet de « Le château de Lagarde, vu de Moulin Neuf »
Martine Rouche
Comme d’habitude, que t’exprimer d’autre que mon immense gratitude intellectuelle et affective pour tout ce que tu écris. Quelle fine et juste analyse tu parviens à formuler ! Quelle grande confiance tu as en nos journées d’histoire ! Espérons que tu ne seras pas déçue … J’aurais peut-être une autre raison à ajouter à cette attitude paradoxale que tu décris. Elle n’est pas très glorieuse mais je crains qu’elle ne soit réelle.
Pour les prochaines journées (soyons résolument optimistes…), celle d’automne sera consacrée à la préhistoire, celle d’hiver à « Lavelanet, Pamiers et Mirepoix à l’âge du baroque », celle de printemps aux « enfants à la marge » (+ un sujet sur les femmes, sous une forme à préciser), salon normal en juillet 2009, et la journée d’automne suivante rappellera septembre 1209. Idéalement, je souhaite deux conférences pour avoir les deux côtés de cette année de l’histoire de Mirepoix et du Midi. J’ai les noms des conférenciers, il me reste à les convaincre … Après, nous verrons…