Invités par l’actuel maître des lieux, nous sommes montés samedi au château de Terride. Fort courtoisement, M. Raymond Roger nous a guidés tout au long d’une visite passionnante, qui nécessite l’après-midi en raison de la richesse et de la complexité architecturales du site.
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On ne mesure pas depuis la plaine combien, sur la colline, le site est vaste, aérien, lumineux, cependant circonscrit par d’énormes défenses, pénétré d’ombre, et comme refermé sur d’antiques secrets. M. Roger sourit, heureux de notre stupéfaction. Il nous raconte sa "folie", l’achat et la restauration de ce lieu étrange, alors abandonné, dans lequel la nature avait depuis longtemps repris ses droits, de telle sorte qu’il avait dû, le premier jour, s’y tailler un chemin à la machette. Il observe aussi qu’au château, lors de la première nuit, il faisait froid… Il en rit.
L’aspect actuel de Terride procède, explique-t-il, d’une suite de recompositions compliquées. Il y a eu sur le site successivement deux châteaux. Aujourd’hui disparu, le premier des deux châteaux datait du Haut Moyen-Age, i. e. d’une époque antérieure au règne de la maison de Lévis. Il se situait à l’est du site. Les premiers seigneurs de Lévis l’ont un temps occupé. C’est l’état de délabrement de ce premier château qui a nécessité par la suite, sans doute à la fin du XIIIe siècle, l’édification d’un nouveau château. Situé cette fois-ci à l’ouest du site, celui-ci comprenait la tour quadrangulaire, toujours debout, superbement visible depuis Mirepoix, et les communs et magasins attenants, dont une partie a été abattue, et l’autre, moyennant une solution de continuité, conservée et augmentée au XVIIe siècle. Cet ajout a permis de constituer l’édifice au fronton triangulaire qui sert aujourd’hui de résidence au maître des lieux.
Avant M. Raymond Roger, le principal résident a été, en ces lieux chargés d’histoire, Pierre Dominique Clément Moras, procureur, conseiller à la Cour de cassation, nommé en 1904 rapporteur pour la cassation de la seconde condamnation du capitaine Dreyfus. Apportant au site d’importantes modification, Pierre Dominique Clément Moras fait abattre les ruines du premier château, ouvrir de nouvelles fenêtres, conçues "à l’identique", façon Viollet-Le-Duc, et installer un grand portail à la place de la forte poterne qui gardait, sur le flanc arrière, l’unique porte du château.
Du doigt, M. Raymond Roger nous désigne, sous le fronton triangulaire, les fenêtres créées par le procureur Moras.
Suite à la destruction du premier château, la chapelle privée, jadis attenante à ce dernier auquel elle se trouvait reliée par un escalier intérieur, cette chapelle donc a vu, faute d’appui, sa structure se fragiliser, puis le toit s’est effondré, et les intempéries ont fait le reste. Les murs demeurent, édifiés en briques rouges. Ils menacent ruine.
On voit sous le feuillage quelques marches de l’escalier intérieur. L’état de délabrement de l’édifice rend aujourd’hui difficile l’exploration de sa partie arrière. M. Raymond Roger, avant tout, se soucie de fournir aux murs chancelants une couverture.
On ne sait plus rien des peintures que la chapelle abritait. Celles-ci ont fait l’objet d’un signalement par Robert Roger, en 1909, dans le Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques et scientifiques : "Sur les archivoltes et les piedroits des fenêtres sont tracées des étoiles à huit rais, entre des filets, ou de larges bandes imitant des briques. Dans l’ébrasement se déroulent les linéaments gracieux de rinceaux. Les rinceaux sont rouges sur fond blanc et terminés par des palmettes" 1. Il s’agit de peintures à la chaux, signalées à l’Inventaire général du patrimoine comme datant de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe siècle.
Ci-dessus : détail du relevé établi en 1909 par Robert Roger
Située à l’angle ouest de l’enceinte sommitale sur un énorme glacis, la tour du second château affiche en altitude un air de forteresse, symbole de la puissance militaire qui fit au XIIIe siècle la fortune de la maison de Lévis. On pénètre dans la tour sur le flanc arrière par une porte qui, en raison de la déclivité du terrain, donne directement sur le premier étage. Au-dessus de cette porte, on remarque deux blasons, dont l’un affiche quatre chevrons. L’autre blason est devenu illisible. Le blason à quatre chevrons étonne.
Le blason des sires de Lévis Mirepoix est "d’or, à trois chevrons de sable".
Le blason des seigneurs de Lomagne, vicomtes de Terride et de Gimoez, ancêtres de Catherine Ursule de Lomagne, épouse de Jean V de Lévis Mirepoix, mère de Jean de Lévis Lomagne, dernier occupant du château avant la Révolution, était "d’une herse ou treillis, et de 13 besans, posés 3, 2, 3, 2, 2 et 1, écartelées au 2 et 3 de celles de leur maison ; mais seulement avec neuf besans, posés 3, 3, 2 et 1 ; et au quatrième quartier , un lion avec neuf besans en orle" 2.
Le blason de François de Béon de Massès, baron de Cazaux, époux d’Agnès de Lévis Lomagne, auteur d’une tentative d’usurpation du château et des biens de Jean de Lévis Lomagne, son beau-père, était probablement "d’écartelé, au 1 et 4 de gueules, à quatre amandes d’argent ; et au 2 et 3, d’or à deux vaches passantes de gueules, accornées, accolées, clarinées et onglées d’azur" 3.
La consultation de la base de données du musée des Arts Décoratifs indique que les armoiries à quatre chevrons "sont trop courantes en France au XVIIe siècle pour qu’on puisse identifier la famille pour laquelle elles furent apposées" 4.
Le blason à quatre chevrons ne peut être tenu pour "courant" ici. C’est le blason de la maison de Lévis, augmenté d’un chevron de plus, ou de trop. Pourrait-il s’agir d’un blason bâtard, "inventé" par Agnès de Lévis Lomagne et par ses enfants, lors de la tentative d’usurpation du château ? S’agit-il plutôt d’un blason restauré de manière fantaisiste au temps de Pierre Dominique Clément Moras ? Ou encore d’un blason de remploi ?
L’intérieur de la tour comporte trois niveaux reliés entre eux par un escalier hélicoïdal. Nous avons visité les deux niveaux supérieurs. Chacun d’eux abrite une vaste salle, équipée d’une cheminée monumentale. Les fenêtres y sont flanquées de coussièges, sortes de banquettes de pierre sur lesquelles on s’asseyait pour profiter du plein jour. Ces fenêtre donnent au sud-sud ouest sur un paysage immense, et, au coeur de ce dernier, sur la flèche de la cathédrale de Mirepoix. Celle-ci figure le centre du monde pérenne, entre deux géants qui en gardent les marches, ici, le château de Terride, en face, la chaîne des Pyrénées. Après la Révolution et jusque dans les années 60, la salle la plus élevée, située directement sous le toit, a servi de grenier à grain. Nous n’avons pas vu la salle basse, située au rez-de-chaussée de la tour. On dit que celle-ci servait de cachot ou d’oubliette.
C’est dans le secret de cette tour sévère qu’a vécu Jean de Lévis Lomagne (1568-1664), personnage central de l’étrange affaire – enlèvement, vols, séquestration, détournement de biens, etc. -, consignée dans les archives familiales au titre du procès qui s’en suivit 5.
Plus que tout, ce qui motive la passion de M. Raymond Roger pour le site de Terride, c’est la formidable envergure du système défensif.
Fondé sur les particularités topographiques du site, ce système offrait à des seigneurs jadis mal aimés la sécurité d’une enceinte double, compliquée de fossés profonds et couronnée par de puissantes tours de garde, aujourd’hui hélas disparues.
Notre hôte se montre intarissable sur le sujet. Il raconte le travail de titan auquel il a dû se livrer, des années durant, pour dégager à flanc de colline, sur deux niveaux de fortification successifs, les fossés, les glacis, les tours et détours du chemin de ronde. Tout avait disparu, submergé par les ronces, avalé par la terre, ou disloqué par d’énormes acacias. M. Raymond Roger a déboisé les fossés, entrepris de restaurer les glacis, dégagé le chemin de ronde.
Les travaux ne sont pas finis. Mais l’on éprouve une sorte d’émotion indéfinissable à fouler le sol d’un fossé hier encore refermé sur la profondeur du temps, à toiser dans le bleu du ciel la hauteur de la muraille qui surplombe le fossé, et à cheminer silencieusement dans l’herbe grasse sous la haute commination des meurtrières , – j’allais dire, sous l’oeil des archers. M. Raymond Roger, qui a semé cette herbe grasse, l’a choisie mêlée de grands trèfles. Il fait paître ici des moutons. Plus haut, dans l’axe du fossé, on aperçoit les arches du pont qui, par-dessus l’herbe grasse, conduit à la porte du château. On sait qu’en1642, un séducteur crépusculaire a franchi cette porte sans frapper 6.
Si la plaque apposée sur le pont indique la date de construction ou de restauration de ce dernier, c’est à Jean de Lévis Lomagne, baron de Terride, qu’il faut attribuer la mise en oeuvre des travaux relatifs à cet ouvrage.
Le soir tombait. Madame Roger nous a offert une tasse de verveine. Postée à la fenêtre du salon, j’ai photographié à travers la vitre Mirepoix nimbé de brume, tout en bas dans la plaine. Madame Roger souriait. A Terride, dit-elle, "on n’a que faire de la télévision".
La nuit était venue. Au sortir du château, alors que nous nous dirigions vers la voiture, je me suis retournée, et j’ai vu la tour s’embraser, en même temps qu’un projecteur s’allumait dans les arbres…
1 commentaire au sujet de « Au château de Terride »
Martine Rouche
Rouge la vigne vierge, rouges les arbouses, verte l’herbe des fossés ( de la raiponce/ rapunzel ? …), dorées les feuilles qui jonchaient le sol. Nous avons gravi la pente du pech, mis nos pas dans ceux d’occupants ou d’assaillants du passé, laissé glisser avec vertige nos regards le long des glacis, regretté l’usure du temps et la négligence des hommes sur la chapelle. Nous avons, depuis la balustrade, plongé dans l’espace et l’histoire qui nous relient à Mirepoix. Nous avons beaucoup imaginé : les deux vagues de l’Hers venues se briser sur le pech, le » séducteur crépusculaire » franchissant le pont aux trois arches, le » triste sire » résistant à des envahisseurs moins nombreux mais plus pervers que les armées du passé, les allées et venues nocturnes, sans doute, les vols, les rapts consentis … Après-midi magique en compagnie d’un homme qui s’est approprié son site de la plus dure mais de la plus efficace façon, en y travaillant, en lui rendant une authenticité et une légitimité chèrement recapturées. Le retour à la réalité du monde aurait pu être difficile et triste, mais il y avait les lumières du pont et de la cathédrale pour prolonger notre rêve éveillé …
Merci à toi pour les photos et le récit de cette visite …
La dormeuse
Oui. Une après-midi mémorable.
jean mesqui
Merci de cette description jolie et pleine de poésie d’un château très peu connu et de son restaurateur-propriétaire, merci également pour les excellentes photos.
Jean MESQUI
PS : Le blason aux quatre chevrons est manifestement un remploi, si l’on en juge par son insertion au-dessus de la délicate architecture de la fin du XVe siècle. A lire votre description et à voir votre photo, les étages supérieurs de la tour rectangulaire, avec leurs cheminées et leurs fenêtres, datent de la fin du XVe siècle. En revanche, il paraît certain que l’enceinte, avec ses archères caractéristiques à étrier, date de la fin du XIIIe, à l’époque où était reconstruit le château de Lagarde.
La « chapelle » est remarquable, et pour autant ne manque pas de poser des questions par son plan.
Annie et Aymone LAGARDE
Madame et Monsieur ROGER,
Magnifique oeuvre que vous êtes en train de réaliser !!! Un souvenir mémorable de notre rencontre samedi dernier avec le Château de Terride et vous-mêmes !!! Votre enthousiasme habitera à jamais ces pierres reconstituées une par une. Dominant fièrement aujourd' hui Mirepoix, la fameuse Tour est un bel exemple de pugnacité et de réussite !
Amicalement,Grâce à nos amis et vos voisins, nous sommes ravis d' avoir fait votre rencontre.