Je passe tous les jours devant cet écusson, situé à Mirepoix, au-dessus d'une porte, sous le couvert de la porte de Laroque. A droite de l'écusson, sur la poutre, une trace de l'administration révolutionnaire : SECT°A N°170. Aujourd'hui l'écusson est visible au n°1 du Petit Couvert.
Cet écusson n'est pas documenté dans les vieux livres dédiés à Mirepoix. Il ne l'est pas davantage dans les ouvrages récents. Il fait en revanche l'objet de plusieurs articles sur Internet, dans le cadre de dossiers relatifs au compagnonnage, à la franc-maçonnerie, à l'ésotérisme. Quelques articles :
- Les baladins de la tradition – Le mystère d’une marque au "Quatre de Chiffre"
- Prismes Hebdo – Le Quatre de chiffre
- Prismes Hebdo – Essai d’interprétation des signes spéciaux qui accompagnent dans les marques, les chiffres des imprimeurs et libraires
- Le Chiffre de quatre ou le Quatre de chiffre
Fondés sur des observations pertinentes, ces articles formulent des hypothèses plausibles, mais souvent assorties d'extrapolations hasardeuses qui ruinent per se la fiabilité de la démonstration. J'ai voulu regarder ici l'écusson du Petit Couvert sans passion et, ramenant le trop d'interprétation au moins d'interprétation, rendre une juste place à ce que l'on ne sait pas.
En architecture, un écusson ou écu est un cartouche ou une tablette en forme de bouclier, un champ destiné à recevoir des armoiries, des inscriptions ou parfois de simples motifs d’ornementation 1. L'écusson est fait ici d'une pierre taillée, dont rien ne dit qu'elle appartient à la maison de façon native. On sait que les pierres, ici comme ailleurs, ont souvent voyagé d'un château l'autre, d'une maison l'autre, à partir de leur lieu d'extraction, et au fil des démolitions suivies de reconstructions entraînées par les catastrophes naturelles et les désordres de la guerre, mais aussi et surtout par le développement organique des cités.
L'écusson comporte une table d'attente de forme française dite "ancienne", i. e. dotée d'une pointe inférieure en ogive et d'un arrondi qui part au milieu des flancs. Cette table d'attente comporte 7 régions. A ce titre, elle diffère de celle de l'écu héraldique, qui présente traditionnellement 9 régions. Mais l'ensemble de l'écusson présente également 9 régions, si l'on tient compte des insculptations qui figurent au-dessus et en-dessous de la table d'attente. Il s'agit donc d'un écusson qui, tout en mimant la disposition de l'écu héraldique, détourne la dite disposition sur le mode de la variation bourgeoise.
Cantons dextre et senestre du chef ; point du chef. Point du centre, nommé aussi coeur ou abysme (point d'honneur et nombril). Cantons dextre et senestre de la pointe ; point de la pointe.
La pointe de l'écusson comporte une suite de signes que l'on interprète comme une date : I Ƨ6° ou 1Ƨ60, soit 1560.
Le chef de l'écusson réunit, de façon usuelle, les initiales de Jésus : IHS 2 et celles de Marie : M‾A.
Le coeur de l'écusson affiche entre les lettres G et A un emblème compliqué qui ressemble à une marque de corporation. L'usage de telles marques de corporation était coutumier, sous l'Ancien Régime, chez les imprimeurs, orfèvres, drapiers, tailleurs de pierre, etc.
L'emblème reproduit ci-contre comprend dans sa composition la figure connue sous le nom de "quatre de chiffre". Aurélie Vertu, dans Les marques typographiques d'imprimeurs et de libraires (XVe – XIXe siècle) résume ce que l'on sait de cette figure :
Le quatre de chiffre est un symbole fort compliqué. Personne ne sait d'où il vient, mais il est probable qu'il soit d'origine orientale. Utilisé par les Assyriens et les Babyloniens, le quatre a été communément utilisé en Europe dès l'époque des foires au XIIIe siècle pour marquer la marchandise, et cela dans de nombreuses corporations ouvrières : drapiers, carriers, céramistes. Les imprimeurs se seraient donc finalement contentés d'imiter une coutume en vigueur dans les autres corps de métiers. L'idée du quatre pour signifier le signe de la croix est une hypothèse vraisemblable, bien que, lorsque l'on trace sur soi le signe de la croix, on ne dessine pas un quatre, mais un quatre retourné.
Une autre explication religieuse possible trouve l'origine du chiffre quatre dans une antiquité lointaine : celle du chrisme. Le monogramme du Christ, constitué des lettres de l'alphabet grec Khi (X) et Rhô (P), produit une forme géométrique.
La branche du quatre formant un triangle pourrait enfin signifier la foi en la Trinité et le fait de placer le travail réalisé sous sa protection.
De gauche à droite : croix latine ; croix grecque, ou crux quadrata ; tau ; croix double ; croix triple, ou croix papale, ou encore croix hiérophante ; croix de saint André.
Le quatre se trouve souvent associé à des croix de différentes formes. Les croix à traverses multiples rappellent des degrés hiérarchiques, comme celles des dignités ecclésiastiques, et pourraient les lier à une échelle d'importance ou d'ancienneté entre les maisons de commerce. En outre, les adjonctions de petites croix ressemblent à un renforcement de la dévotion religieuse, sachant que cette pratique est une tradition italienne. Dans les marques se retrouvent tous les types de croix : latine, grecque, tau, double, ou de saint André. Signe de la rédemption, c'est la croix en forme de 4 qui a eu le plus de succès. En tout cas, on ne peut voir dans ces croix d'indication de provenance, comme on pourrait le faire avec la croix de Lorraine […].
Marques d'imprimeurs : de gauche à droite, Pierre Gromors, 1519 ; Denis Janot, 1520.
Le quatre est un motif récurrent dans les marques des imprimeurs, mais si l'explication religieuse prévaut, il se peut que la diagonale ajoutée à la croix pour former le quatre soit un élément décoratif repris par de nombreuses enseignes et par là-même voué à une grande postérité. Le quatre est en quelque sorte la signature de l'éditeur, car il est tracé de la même manière, sans soulever la plume, comme pour garantir la vérité et l'orthodoxie de ce qui a été écrit 3.
L'écusson de Mirepoix ne souffre pas la comparaison avec les marques d'imprimeurs reproduites ci-dessus. Certes, semblablement à ces deux dernières, il comporte le quatre de chiffre, mais il ne fait pas montre de l'esprit d'invention, ni même des qualités graphiques qui caractérisent les dites marques. La différence de support ne suffit pas à expliquer la différence de qualité.
Le coeur de l'écusson est encadré, à dextre et à senestre, par deux lettres, G et A, qui semblent être des initiales. A noter que dans la tradition héraldique, gauche (sénestre) et droite (dextre) sont celles du porteur de l'écu 4. Il n'est donc pas absolument sûr que la lecture des initiales ci-dessus doive se faire de gauche à droite. L'examen des marques d'imprimeurs reproduites ci-dessus (Pierre Gromors et Denis Janot) montre toutefois que celles-ci n'obéissent pas aux règles de la stricte héraldique.
Le chef et la pointe de l'écusson sont marqués d'un point, plein (chef) ou creux (pointe). De tels points figurent ordinairement sur les poinçons des orfèvres. On les nomme "grains de remède". Ils indiquent "la tolérance accordée au niveau du titre".
Les titres ont été définis pour la première fois dans les statuts de Paris en 1260. En 1275 Philippe le Hardi décide que chaque ville doit posséder un seing qui lui est propre et exige pour l'argent un titre plus élevé (11 deniers, 12 grains de fin), mesure qui est en 1313 reconduite et étendue à l'or par Philippe le Bel. C'est en quelque sorte la création du poinçon de garantie, certifiant le titre de l'alliage. Mais il est difficile d'obtenir une exactitude absolue. Charles V, en 1378, doit accepter quelques souplesses. Il autorise par marc d'argent un "remède", c'est-à-dire une tolérance, de trois et cinq grains, différenciant parmi les pièces d'orfèvrerie , les grosseries (plats, écuelles, hanaps, gobelets, cuillers…) et les menueries (objets de taille réduite). Louis XII réduit les remèdes à deux et quatre grains 5.
De gauche à droite : poinçons d'orfèvres ; poinçons de charge, qui permettent d'identifier la provenance de la pièce.
Les poinçons d'orfèvrerie comportent également des initiales, correspondant au nom de l'orfèvre ou à la ville dans laquelle la pièce a été réalisée (Toulouse : M). Ils diffèrent toutefois de notre écusson par la taille et par les symboles représentés. Ils sont tout petits, adornés le plus souvent de couronnes ou de fleurs de lys. A noter que, "dans le Midi, les orfèvres ont pour habitude d'écrire leur nom en entier. L'exemple des poinçons LACERE, SAMSON, VINSAC est en ce sens significatif" 6. Il existait bien une famille d'orfèvres à Mirepoix, dont le plus illustre est Samson Gagnolet. Mais les initiales ne correspondent pas au G A de l'écusson du Petit Couvert. Sauf peut-être à lire le G A de droite à gauche, et à supposer un autre prénom…
Les marques gravées sur les pierres par les carriers et les bâtisseurs du XVIème siècle lapidaires sont de type sommaire et de conception purement géométrique. Bien qu'elles puissent avoir fonction de signature, elles servent d'abord à coder le positionnement des pierres. L'emblème qui figure sur l'écusson de Mirepoix se distingue des marques lapidaires par son caractère plus complexe, quelque peu chantourné.
La partie supérieure de l'écusson est surmontée d'une sorte d'arceau, qui donne à l'ensemble une allure de médaille scapulaire 7. Portée par les laïcs, celle-ci était autrefois signe d'affiliation à certains ordres et assurait à son porteur l'espoir de quelque protection divine.
Que déduire des observations formulées ci-dessus, concernant l'écusson visible au n°1 du couvert de la porte de Laroque, à Mirepoix ? Le blason qui figure sur cet écusson n'est pas conforme aux règles de la stricte héraldique. Il ne s'agit donc pas d'un blason noble, mais plutôt d'un blason bourgeois, représentatif d'un artisan qui a réussi, – qui a "blason sur rue", comme on dira plus tard "pignon sur rue". Placé sous le signe de Jésus – Marie et assorti du quatre de chiffre, l'écusson emprunte l'essentiel de ses attributs à la tradition religieusement correcte. Il montre par là que son propriétaire est un bon chrétien et, s'il s'agit d'un artisan, que les vertus de l'artisan sont ici conformes à celles du bon chrétien. L'écusson porte la date de 1560. Henri II, depuis 1547, pourchasse les hérétiques. Sa mort en 1559, puis celle de François II en 1560, précipitent le déclenchement de la première Guerre de Religion. Avant que les guerres de religion ne s'étendent à toute la France, de sérieux désordres se produisent dans notre région. En 1559, les calvinistes de Bélesta proscrivent le culte catholique et transforment l'église en temple protestant ; quelques temps après, la chapelle N. D. du Val d'Amour et l'église de Laroque d'Olmes sont incendiées. Vers la fin de 1561, les religionnaires de la ville de Pamiers se soulèvent et entraînent une partie du comté de Foix ; mais cette dernière ville, où l'abbaye de Saint Volusien est pillée, retourne rapidement au parti catholique, tandis que, devant les excès commis par les calvinistes à Pamiers, le maréchal de Montmorency doit intervenir avec la force armée 8. Voués, depuis la guerre contre les Albigeois, à la défense de la foi catholique, les seigneurs de Mirepoix contribuent au maintien de la ville dans la catholicité. Mirepoix abrite nombre de couvents ainsi que des confréries de pénitents. L'écusson du Petit Couvert, dans ce contexte, signe le souci de conformité aux normes culturelles et religieuses du temps. Au-delà de la symbolique religieuse, usuelle depuis le Moyen-Age et au demeurant très convenue, l'écusson emprunte son inspiration aux marques des diverses corporations d'artisans, qu'il interprète, ou réinterprète, à fin d'ornementation, sans leur conserver, semble-t-il, un sens précis. Impossible, en tout cas, de déterminer la corporation à laquelle appartient, ou appartiendrait, le mystérieux G A. A propos des lettres G A, l'auteur de l'article intitulé Les baladins de la tradition – Le mystère d’une marque au "Quatre de Chiffre" évoque, certes pour la démentir, la possibilité d'une référence maçonnique au Grand Architecte. L'hypothèse est anachronique si l'écusson date effectivement de 1560. Elle se trouve démentie, en tout état de cause, par l'absence de l'équerre et du compas, lesquels n'apparaissent, dans la symbolique maçonnique, qu'à partir de la fin du XVIIème siècle. L'auteur du même article imagine que l'écusson du couvert de la porte de Laroque a pu servir de cadran solaire. Il invoque, à ce titre, l'anneau situé par-dessus le chef de l'écusson ainsi que les deux points, de chef et de pointe, dont l'un marquerait en haut la place du style, et l'autre en bas la position de l'ombre à midi. Rien n'infirme cette hypothèse, mais rien ne la confirme non plus. La lecture de l'article intitulé Les baladins de la tradition – Le mystère d’une marque au "Quatre de Chiffre" est intéressante, même s'il me semble impossible de suivre l'auteur dans certains développements, d'ordre purement spéculatif, et comme en l'air. Elle ne fournit pas de réponse à l'énigme de l'écusson de Mirepoix. C'est là un mérite. Faute d'informations relatives aux lettres G A, on ne peut en effet aller plus loin.
1 commentaires au sujet de « A Mirepoix, un écusson sous le couvert de la porte de Laroque »
Martine Rouche
Bravo et encore bravo! Tu dis que cet écusson est incomplètement explicable, ce que je m’évertue à dire depuis des années à tous ceux qui VEULENT une réponse précise et détaillée. Ton travail méthodique et les références que tu cites appuient et soutiennent cela. Il m’a même été dit que c’était la preuve que là résidait un imprimeur qui avait DONC été le lien entre les Calages et l’imprimeur Colomiès…
Merci pour la précision de ta démarche, j’apprends avec passion: je ne savais rien des grains de remède.