La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Jeanne Las Vergnas – Dès maintenant nous allons naviguer dans le monde invisible

Peu avant la Toussaint, je me suis rendue à Vals afin d'y rencontrer Jeanne Las Vergnas. Elle m'attendait dans son jardin. Nous avons profité de la douceur de l'été indien pour bavarder entre ombre et lumière sous un vieux tilleul.

Jeanne Las Vergnas est poète, auteur de 11 recueils publiés chez divers éditeurs, dont, à Paris, la Librairie Galerie Racine. Je reproduis au bas de cet article la liste des titres de Jeanne Las Vergnas enregistrés à la BnF 1.

Nous avons parlé de l'église, que l'on voit depuis le jardin, du beau ciel, des choses de la vie. Nous avons parlé aussi de Guy Chambelland, le poète, le grand éditeur aussi, qui a créé et animé de 1980 à 1986, 23 rue Racine, la librairie du Pont de l'Epée, plus tard devenue la Librairie Galerie Racine. Jeanne Las Vergnas a mentionné sans s'y attarder les recueils qu'elle a publiés. J'ai compris qu'il lui arrive de participer à des événements littéraires, des lectures à plusieurs voix, des performances, comme on dit dans le monde des arts. Je n'ai pas osé la questionner davantage. La poésie est chose secrète. Elle vient de régions que l'on ne connaît pas. Je n'avais encore rien lu de Jeanne Las Vergnas. Elle m'a donné un de ses livres, Buveuse d'espace. Je suis repartie à pied dans le crépuscule, munie de ce volume blanc, long et mince, publié en 1988 par Guy Chambelland. Je songeais en marchant au moment augural du coupe-papier, où la main qui ouvre les pages ménage la surprise d'une voix inconnue. 

Dès maintenant nous allons naviguer dans le monde invisible – moi rocher rêvant posé à cette fenêtre…

C'est la voix, ou plutôt le jeu des voix, et le ton décidé, qui m'ont attachée tout de suite. La balance du "je" et du "nous", l'invitation au voyage, l'écho des chansons de mer, Nous allons naviguer, et quelque chose de fauréen dans l'inquiétude des lointains : 

Qu'allons-nous voir ? Qu'allons-nous devenir…

La phrase est musicale et les mots donnent à voir, au plus près de la matière des songes – moi rocher rêvant posé à cette fenêtre. Les rêves se déploient Ici dans le sens de l'Ailleurs. Un souvenir de Mallarmé, l'azur, passe. Un souvenir de Rimbaud…

Et nous allons naviguer à travers ciel, à travers mers, portés sur les ailes du vent, nos pieds légers chaussés des "semelles de vent". 

Déjà cependant, aux mots des grands Anciens, le poète donne congé.

Plus aucune certitude, il va falloir tout réinventer, tout redire, tout réécrire, tout retrouver.
Pour seule lampe, la flamme vacillante de ce chandelier auquel s'allume la poésie.

Buveuse d'espace, dit le titre du recueil. L'espace n'est point ici celui des coordonnées cartésiennes, mais celui du "monde invisible" qui s'ouvre, là tout contre, dans la flamme, et dans lequel, observe le poète, "je vais me laisser emporter".       

Et le monde invisible sera grand et envahissant…
Perdus et libres… qu'allons-nous découvrir ? Qu'allons-nous voir ? Qu'allons-nous devenir ?

"Perdus et libres", j'ai lu Buveuse d'espace à la lumière de cet oxymore, qui m'emportait, moi aussi,  dans son appel d'air, dans sa vibration comme de l'arc et de la lyre. Ainsi chaloupée, j'ai lu Buveuse d'espace à la façon d'un récit de voyage, naïvement, pour connaître la suite. Jeanne Las Vergnas poète est aussi une conteuse. Elle n'explique rien, elle raconte seulement, elle marche de la sorte à la rencontre de la flèche, et tout vient, tout est là, nimbé d'une mystérieuse évidence, fruit tout à la fois de l'espérance, violente, et de la nue vérité de l'instant.

Violence de l'espoir et nudité de l'instant, voilà qui arrête et serre le coeur. Une main d'ombre vous saisit, vous tient dans l'attente partagée de l'événement –  Quel événement ? -, vous imprime le sentiment de l'énigme de l'heure et vous signifie la solennité du rituel. 

C'est ainsi que l'on se présente en attente du monde invisible.
Nue, recueillie, détachée, claire,la flamme vacillante de la poésie pour seule lumière, fragile à la merci du moindre souffle de vent.
Mais tout est en attente sur le quai de gare, figé, infiniment calme, la flamme brûle bien droite.
On attend mais qu'attend-on au fait ? Quel train ? Quel étranger ? Quel inconnu ? Quel événement ?
Certainement un hôte de marque car le tapis rouge a été déroulé.
On s'est vaguement parée dans cette sorte de voile de mariée, de blanche dentelle virginale, le visage fardé. Mais c'est surtout la nudité qui est donnée, nudité rayonnante qui contraste avec l'antre noir des incertitudes, de ce que peut bien amener un train, un jour d'attente, un soir, sur un quai de gare.

Puissamment romanesque, puissamment visuel, le texte, qui porte la marque du féminin, semble tissé à même le souvenir de quelque événement de la vie personnelle. Mais la visée n'est pas autobiographique. C'est autre chose que le poète raconte ici, et c'est chaque fois autre chose dans chacun des textes du recueil. Invoquées à la fin du texte reproduit ci-dessus, quelques lignes d'un autre poète, Jean-Louis Crousse, changent la donne. Comme le hasard bat les cartes, la poésie bat le grain, les mots, les voix, la vie. Elle laisse derrière elle la personne, qui est paille. Reste, de voix en voix, "quelqu'un", n'importe quel "un", en somme la "présence ainsi que sont l'herbe et la terre". 

C'était comme en un simple récit, dit Jean-Louis Crousse. Quelqu'un arrivait au non retour entre la brise et les brisants. Elle était là sa nue présence ainsi que sont l'herbe et la terre.

"Comme en un simple récit", Jeanne Las Vergnas raconte ensuite l'événement de l'arrivée et le séjour de "l'inconnu". 

L'inconnu est arrivé et s'est immédiatement installé sur les balcons de la ville…

Puis il s'est installé sur les balcons du ciel…

Le nom "d'inconnu" dit la pure "présence". Or là où il y a présence, il y a per se afflux du vif sur le mode du "sentir", qui est proprement l'invisible du "monde invisible", tel que celui-ci vient à "l'inconnu".

Et le monde invisible est venu à lui et il a senti.  

C'est le même afflux  qui, dans un jardin des années 1750, éveille une statue de marbre à l'odeur des roses. "Elle sera donc odeur de rose, d'oeillet, de jasmin, de violette…" 2

C'est le même afflux de cette "grande force vive" qui, éveillant l'inconnu à "l'invisible" du monde, lui ouvre par là-même l'espace d'un "immense espoir", d'un "immense savoir", de "mille vies", – le libre de la poésie.

Une grande force vive s'est emparée de lui et il a senti la poésie battre en ses veines, vibrer dans tout son corps.
Il s'est alors senti possédé d'un immense espoir, d'un immense savoir.
Il était seul sur les balcons de la ville et pourtant il vivait des mille vies qui s'agitaient devant lui dans le monde invisible.

Des "balcons de la ville" aux "balcons du ciel", soulevé par la "force" et par là libéré des "coordonnées toutes mathématiques" et de la "thématique cartésienne", l'inconnu s'élève jusqu'aux régions de la pure contemplation, de la θεορια, où sentir et penser se rejoignent en une fantastique vision des formes causatives qui font l'avenir des choses en naissance.   

Puis il s'est installé sur les balcons du ciel, voguant à l'infini avec les nuages, les pieds chaussés des semelles du vent, des semelles de rêve. Libre à l'infini, mouvant, changeant, vivant et il a laissé son imagination courir, cheval sauvage n'obéissant qu'à son instinct, qu'à ses désirs.
Et il était cette masse gazeuse, ces voiles, ces mystères qui parent la planète bleue, l'habillent sans cesse en ces drapés bizarres et romantiques.
Et il inventait tant de formes, tant de routes, tant de danses, tant de spirales, tant de labyrinthes, tant de farandoles que la terre en était médusée.

Après avoir raconté, dans l'esprit de la présentation au Temple, la présentation au "monde invisible", Jeanne Las Vergnas évoque successivement les Signes et Prodiges, les Mortes-Eaux, les Chambres basses et les Lointains, qui sont autant d'échelles du voyage annoncé.

Au signal répondent les signes, Dans le son du silence il y a tant de voix, et le bonheur du "signal perçu". Dans le son du silence il y a tant de voix, tant d'émois.

Je me sens légère Je décolle de terre.

L'étrange est que le signal ne vient pas du paysage ni de la vallée fertile mais du "trou noir", des "cavernes souterraines", du ventre de ces roches, mères porteuses", "du ventre du néant envoyé depuis le royaume des ombres du domaine des morts", et qu'un tel signal, monté de fonts inconnus, pousse comme une fleur "entre les deux yeux". Ariégeoise de naissance et de coeur, Jeanne Las Vergnas, dans le texte intitulé Résurgence, emprunte, semble-t-il, à la fontaine intermittente de Fontestorbes, près de Bélesta où elle est née, l'image de l'eau qui "jaillit en force au galop après avoir fracassé ce siphon qui la tenait enfermée par un si grand fond".  

Lent cheminement du torrent   
dans les cavernes souterraines
tout à coup resurgissant à la lumière
                  après tant de temps,
Eau, parfaitement claire
à l'abri de toute impureté
de la moindre poussière
sous la roche parfaitement gardée
fraîche, pure, limpide et chantante
jaillissant en force au galop
après avoir fracassé ce siphon
qui la tenait enfermée
                 par un si grand fond.
Eau chargée d'or – coruscante
Et l'eau bondit cascadante…

Le vif vient du "domaine des morts", du "ventre" des roches de la forêt de Bélesta, qui sont à la fois "mères" et tombes. Oncle de Jeanne Las Vergnas, l'abbé Durand, préhistorien, qui l'a élevée, a longtemps incarné aux yeux de l'enfant le projet faustien de celui qui descend chez les Mères. La terre de Bélesta, alors qu'il n'avait que treize ans, lui avait trop tôt repris sa propre mère.  C'est toute cette mémoire, du passé, de la filiation, de l'ancrage dans une contrée belle et rude, qui alimente chez Jeanne Las Vergnas, semble-t-il, l'attente du signal comme "résurgence" et la quête inlassable des "signes", "l'éternelle jeunesse de la quête".

Et j'ai erré longtemps 
Si longtemps
Que me voici vieille, très vieille
Mais d'une vieillesse sans âge
Eternelle jeunesse de la quête.

Mais inversant la direction de sens précédemment frayée par l'abbé Durand préhistorien, Jeanne Las Vergnas poète entreprend quant à elle de partir là-haut, En haut des cimes, cueillir "la fleur au ras des précipices", la fleur qu'il "lui faut", "lumière des cimes". Dans son altier allègement, l'image figure la beauté, l'amour la poésie. 

Je pars cueillir 
La fleur au ras des précipices
L'edelweiss rare
Au bord de l'abîme
La fleur-phare
Eclairant les cimes…

Après la quête des signes et de la fleur, Jeanne Las Vergnas évoque le moment désespéré des Mortes-Eaux. Terre premier regard, Dernier voyage, Les Fagnes, L'arbre à corneilles, Ronde sombre des prisonniers, Illusoirement, les titres des poèmes disent "cette herbe si petite et simple tout à coup arrachée avec fureur soulevée déracinée et précipitée dans les flots".

Vers le monde d'en-haut
passage nécessaire
par l'eau des origines
l'eau placentaire
l'eau tutélaire mais aussi
l'eau d'un mortel hasard
Hallucinant baptême, viatique du dernier
voyage, des éternelles transhumances
vers l'ultime errance.

Même Vals, le village tant aimé, que l'on reconnaît dans L'arbre à Corneilles, a changé de signe. Avec la mort du vieil orme séculaire, c'est "l'eau tutélaire" qui s'est retirée. Dernier refuge ou prison, Vals et sa "tour aveugle" figurent alors la fin du voyage, la "pente" de ceux qui vont à l'abîme, la fin du monde en avançant. "La terre seule peut apporter quelque repos". 

     L'arbre à corneilles
est un arbre mort – un vieil orme
tué par le feu bactérien
Le village sommeille
c'est un village de morts
un très beau village – très ancien
     L'arbre à corneilles
en délimite le quadrilatère
entre les cyprès austères du cimetière
la tour aveugle de la rupestre église
et les douces collines où l'automne se glisse

Tous les jours je me fais oracle
guettant des oiseaux le vol fatal
et l'augure est toujours sinistre…
[…]
Serions-nous les derniers hommes
hantant les pentes des rues
de ce très vieux village – des fantômes ?

Le désenchantement de Vals est aussi celui du monde invisible.  Et le monde invisible sera grand et envahissant…  disait le poème du commencement. Perdus et libres… qu'allons-nous découvrir ? Qu'allons-nous voir ? Qu'allons-nous devenir ? Le poème intitulé Les fagnes parle maintenant d'un "pays ingrat", d'un "pays trompeur" au "glouglou lugubre".

On ne peut alors que s'asseoir
au pied de la croix des amants
et écouter le vent hurler sur la lande,
tordre la fagne échevelée
sentir le frisson de la mort passer
le désespoir et toute sa sarabande.

La seule occurrence du mot-titre, Buveuse d'espace, figure justement, avec un accent d'ironie tragique, dans l'un des poèmes du chapitre Mortes-Eaux

Terre premier regard
ultime réalité
dernier refuge buveuse d'espace…

L'incertitude grammaticale fait ici que si la narratrice est, comme on croyait, "buveuse d'espace", c'est, "ultime réalité", la terre qui l'est avant elle et qui lui inspire, "dernier refuge", la tentation du retour amont.

Le dernier poème des Mortes-Eaux fait allusion à cette "incroyable frontière de peau fragile et soyeuse si douce si parfaitement étanche et pourtant si parfaitement perméable" qui partage le destin des amants. 

Mais qui absorbe l'autre ? Qui possède l'autre ?

Le chapitre intitulé Les chambres basses raconte l'amour brisé, la solitude des corps, et le possible du recommencement. 

Quand l'amour est passé
l'âme atterrée
se retire dans les chambres basses…

Désormais, pour celle qui marche à la rencontre de la flèche, le sens du voyage s'inverse.

Perdus et libres… qu'allons-nous découvrir ? Qu'allons-nous voir ? Qu'allons-nous devenir ?

La dure réalité du voyage, c'est maintenant l'épreuve de la descente aux enfers.

Sang et eau sueurs ruisselantes  
images insoutenables
de ces réalités ténébreuses
que le jour en vain s'acharne
à surimprimer
images surexposées
choc de chaise électrique
muscles tétanisés
voix qui ne peuvent même plus crier
déchirement irréparable du cri muet

Mais la dure réalité du voyage est aussi celle du "monde invisible", qui se réserve désormais dans le lointain de années profondes – fossiles à exhumer en d'autres âges -, celle de la poésie, qui exige l'épreuve du "cri muet". Les poèmes des Chambres basses disent cette épreuve et les différentes modalités de ce cri. Relais des "mille vies", des mille voix de la poésie, la voix de Jean-Louis Crousse témoigne, en exergue, de l'entente partagée de ce "cri muet".  

La nasse
     autour d'elle
L'enclos des heures
sur la resserre du coeur
sur ses chambres basses

Au coeur du cri, au coeur de l'épreuve, au plus profond des chambres basses, il y a, de façon essentielle et principale, la nécessité de l'assentiment, l'assentiment à l'ombre qui est dans la lumière, l'assentiment à la quête comme perte, l'assentiment à la vie comme minute de présence, si brève, entre la double absence.

 

Revenant sur le souvenir de l'abbé Durand archéologue, la narratrice fraie à la suite de l'homme et du prêtre qui l'a élevée l'invisible chemin initiatique de la connaissance par les gouffres, une sorte de leçon des ténèbres. C'est là, aux sources de la souffrance mais aussi du "sacré" que, dit-elle, "les forces cachées peuvent enfin émerger".

Dans les chambres basses de la terre
naissent d'étranges merveilles
Après une longue descente souterraine
aux lampes d'acétylène
silencieuse et émue s'ouvrent
les immenses voûtes altières
du salon noir de Niaux
[…]
sur les parois laiteuses si fraîches
si vives si animées si claires
les animaux anciens se meuvent
vivants et familiers en un ballet
d'éternité et l'émotion monte et poigne
gorge et entrailles serrées
En ces chambres basses l'homme se terre
pour rencontrer le sacré
en ces zones obscures les forces cachées
peuvent enfin émerger.

A l'issue de cette descente aux cavernes profondes, Jeanne Las Vergnas parle de l'être comme d'une "graine protégée"

enrobant en ses strates profondes
quelques stigmates de cette vie
jouée humbles témoignages
fossiles à exhumer en d'autres âges

Le dur désir d'éternité trouve ici son expression en vérité la plus "humble" et la plus "jouée", jetée au vent, jetée au gouffre. 

Le dernier chapitre de Buveuse d'espace s'intitule Lointains, et le premier des poèmes ici rassemblés, Pélerins. Puis il y a Offrande, Le Disque, encore Lointains, et L'antre du poète. Aux questions posées en partance – qu'allons-nous découvrir ? Qu'allons-nous voir ? Qu'allons-nous devenir ? -, une voix désormais répond : Tu connais ton destin. C'est la voix de l'assentiment. C'est aussi la voix de l'espérance lointaine, légère, du "pèlerin chargé de trésors" par l'âpre miracle de sa dépossession même. Dépossédée de sa mélodie, dont elle dit que "Dans son refus de mourir il y a tant de non-dits Qui voudraient être dits", la conteuse confie à la vie le soin de chanter pour elle. Et la mystérieuse unité des mondes visible et invisible fait que, dédaigneuse des raisons cartésiennes, la vie elle aussi chante en "déraison".

La vie reprend tous les fils   
les tisse, les combine
les assemble
et se déploie en arc-en-ciel
[…]
Tout alors se met à vibrer
à chanter à l'unisson.
En déraison.

Dépossédée de sa mélodie première, la conteuse songe au possible d'une autre mélodie, versée par d'autres lointains.  Détachée des "rives inédites, non dites" de "ce pays lointain dont je rêvais" et où "La mort en cet instant se cache", la conteuse distingue des "lointains qui s'avivent"… Elle se retourne alors sur "l'antre du poète", du "monstre", de "l'araignée mortelle"

en attente d'une proie 
toujours tissant une toile plus belle
car toujours le monstre est plus affamé

Et tu files ce fil labyrinthique…

On ne sait à qui elle s'adresse, sinon à un autre qui peut être l'Autre tout court ou l'Autre de soi, et retournant ici le récit comme un gant, elle dit l'horreur du désir d'azur au fond des cales du navire et la lente torture de l'escalier qui vers l'azur n'en finit pas de monter.

Et tu montes et tu montes 
Peut-être est-ce là
Le sens de la vie ?

Ce sont là les derniers mots du récit. Je ne les commenterai pas. Ils suffisent.

Entre "nous" et "je", et "tu" et "je", dans ce récit, on marche sans défense à la rencontre de soi-même. C'est le voyage de la vie. Revenant sur lui-même, le voyage revêt un caractère d'odyssée. Tout l'assentiment à la vie est dans ce caractère d'odyssée. Toute l'horreur de la vie est aussi dans l'azur absent des cales du navire et dans le dur travail de la poésie, qui, pour  gagner l'azur, est comme un escalier sans fin. Mais c'est l'horreur de vivre justement, et cette horreur-là seulement, qui est à l'origine du récit, i. e. à l'origine de ce très ancien genre dans lequel, selon le mot de Walter Benjamin 3, le conteur incarne transitairement pour nous,  "la figure du juste qui se rencontre lui-même". J'ai lu Buveuse d'espace comme un conte, de cette veine "juste". Pourquoi la poésie, si elle n'a pas pour destin de dire le Juste ?    

A lire aussi :  Liste des publications de Jeanne Las Vergnas enregistrées sur BnF-Opale

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Notes:

  1. Dans la fenêtre "Recherche", saisir le nom de Jeanne Las Vergnas et cliquer sur "Rechercher". ↩︎

  2. Etienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations, 1754 ↩︎

  3. Cf. La dormeuse : Walter Benjamin Le Conteur ↩︎

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1 commentaires au sujet de « Jeanne Las Vergnas – Dès maintenant nous allons naviguer dans le monde invisible »

  1. Anne-Marie Dambies

    Puissant va- et- vient entre la Dormeuse  qui ne dort jamais et la Buveuse, qui boit la vie jusqu'à l'infini. Qu'il est doux et terrible dêtre poètes!!