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Marbres vus à l’église de Venerque

A propos du marbre de Caunes, dont cet autel, installé dans l'église Saint Pierre de Venerque, illustre un superbe emploi, Pascal Julien, de l'université de Toulouse, rappelle qu'il a joué un rôle essentiel dans l'oeuvre du Bernin à Saint Pierre de Rome :  

Pour la grandeur de Saint-Pierre de Rome, le prodigieux sculpteur Gian Lorenzo Bernini se fit architecte de génie. Servant la volonté de plusieurs papes successifs, allant au-delà de tous leurs défis artistiques, il amplifia l'œuvre de ses prédécesseurs en célébrant la gloire divine par l'alliance inégalée de l'architecture, de la sculpture et de la couleur. Au cœur de cette vision esthétique, poursuivie sa vie durant, le relief tint une place prépondérante, sublimée par l'essence même des matériaux mis en œuvre. Le marbre, pierre intensément plastique, vive et chatoyante, fut l'instrument de toutes ses tentatives, de toutes ses prouesses. Il joua en virtuose de ses multiples apparences, s'aidant de cette palette aux teintes singulières pour mettre en scène les formes et la lumière. En ce domaine, la nouvelle nef de la basilique fut pour lui un champ d'expérience privilégié. Il transcenda la simple notion de décor mural héritée du XVIe siècle pour créer un espace somptueusement animé, où le grandiose introduit au sacré. Pour parvenir à ses fins, il mêla à ses spéculations formelles les possibilités offertes par de nouveaux marbres mis à sa disposition. L'un de ceux-ci, l'Incarnat de Caunes, mérite particulièrement l'attention, de par sa provenance, les circonstances de son emploi et le rôle essentiel que le Bernin lui assigna.

Dans «la plus belle église de la plus belle religion du monde», comme la nommait Stendhal, la puissance et la démesure des volumes sont partout exaltées par l'immuable éclat des marbres ordonnés de colonnes élancées en pilastres monumentaux, de placages multicolores en incrustations sophistiquées. Pour concevoir ces fastueux décors polychromes, animant la pénombre ou resplendissant en pleine lumière, on s'était servi pour partie de matériaux récupérés sur d'anciens monuments romains. Au XVIIe siècle, les carrières italiennes fournirent également une très riche gamme de coloris : Africano di Seravezza, Giallo di Sienna, Nero di Modena, Mischio di Sicilia… Il est pourtant une couleur particulièrement rare, le rouge intense, qui fut recherchée loin des lieux d'approvisionnement habituels.

C'est en effet en France, près du petit village de Caunes-en-Minervois, non loin de Carcassonne, qu'en avait été mise à jour l'une des plus belles variétés, l'Incarnat. Ce marbre à fond rouge vif, veiné de taches blanches cristallines de formes irrégulières, fut connu à Rome sous l'appellation de Mischio di Francia. Car bien avant d'acquérir ses lettres de noblesse dans une utilisation intensive pour Versailles, Marly ou le Grand Trianon, avant même de s'imposer comme le matériau de choix des autels et retables du Midi, son très beau pourpre mêlé de flammes blanches avait séduit les carriers italiens qui l'importèrent dans la péninsule.

Utilisées ponctuellement à l'époque médiévale, puis totalement délaissées, les carrières de Caunes n'avaient été remises à jour qu'aux alentours de 1613. Or leur redécouverte se joua en Italie. Ce fut au cours d'un voyage à Rome que l'abbé de Caunes, Jean d'Alibert, invita un sculpteur génois nommé Stefano Sormano à venir vérifier certaine «apparence de mines de marbre jaspé» décelée sur le terroir de son abbaye. Secondé par «six mestres de son pays experts en semblables matières», il eut tôt fait de reconnaître le bien-fondé des espérances du prélat et, après sondage de divers sites, il en retira plusieurs pièces qu'il envoya dans sa patrie. Durant de longues années, l'extraction ne fut qu'épisodique, sans doute en raison des difficultés de transport qui grevaient fortement les prix de revient, les carrières étant éloignées de tout cours d'eau navigable. Toutefois la valeur de ce matériau finit par l'imposer et il devint rentable. Peu à peu, Sormano fit en sorte d'en faciliter un commerce véritablement intensif. Tout d'abord en organisant le charroi et l'expédition maritime, puis en obtenant, en 1630, la concession exclusive de l'extraction et, trois ans plus tard, le monopole de la diffusion. Amenés par charrette jusqu'à Narbonne, les blocs y étaient embarqués à destination de Gênes, où le sculpteur en constituait des stocks importants. Outre l'Incarnat, appelé aussi Rouge de Languedoc, on extrayait alors à Caunes deux autres qualités : le Turquin, orangé veiné de gris, et le Griotte, d'un très beau grenat d'aspect uni. Il est significatif, dans la logique de ce négoce à caractère international, de constater que ce marbre Griotte fut surnommé en France «Griotte d'Italie», alors même qu'en Italie il devint renommé sous le terme de «Rosso di Francia». À la mort de Sermano, la concession des carrières fut reprise, en 1642, par son associé Antoine Lignani, qui dirigea dès lors l'extraction des blocs achetés par les marchands génois. C'est par l'intermédiaire de ce circuit commercial que ces marbres furent employés dans de nombreuses églises italiennes, notamment à l'Annunziata de Gênes ou à la Chartreuse de Pavie. Cependant, c'est dans Saint-Pierre de Rome que l'Incarnat fut mis en œuvre de la façon la plus spectaculaire 1.

Notes:

  1. Pascal Julien, "Décor et marbre de Caunes dans la nef de Saint-Pierre de Rome " in Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, année 1994, volume 106, numéro 106-2, pp. 699-716 ↩︎

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1 commentaire au sujet de « Marbres vus à l’église de Venerque »

  1. Martine Rouche

    Que n'étais-tu à Mirepoix, " en la petite ville " , en octobre 2007 ? Tu auraisabîmé ton regard dans les splendides vues de ces marbres, projetées justement par Pascal Julien. Il avait insisté sur deux points : l'exploitation de ces marbres de Caunes, et le travail de mosaïque que réalisaient les artistes italiens, avec " cette pierre intensément plastique ". Il s'est aussi beaucoup penché sur le radelage et l'intérêt ultérieur du Canal du Midi.
    Cet article mérite un deuxième volet, me semble-t-il, non ? …

  2. Anne-Marie Dambies

    Cela avait été un plaisir de revoir Pascal Julien lors de cette rencontre de Mirepoix, je l'avais rencontré à Bagnères de Bigorre lors du Colloque, organisé pour l'inauguration du Musée du Marbre, ainsi que beaucoup d'autres personnalités du monde de la géologie, il faudra l 'inviter à nouveau, Martine !!