Christine Belcikowski

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Vive la Science ! La musique mécanique

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Le 15 novembre dernier, Gérard Letraublon, ingénieur, passionné d'histoire des technologies, président de l'association Vive la Science !, a donné, avec le concours de Jean Jacques Trinques, facteur de pianos, une superbe conférence dédiée à la musique mécanique. Je m'efforce de rapporter ci-dessous un peu de cette communication, riche et variée.

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Être et loup, Temps et steppes

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Ci-dessus : Ci-dessus : première édition de Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, 1927 ; première édition du Steppenwolf, G. Fischer Verlag, 1927.

En 1927, de façon qui se télescope, Martin Heidegger publie Sein ou Zeit, Être et Temps, et Hermann Hesse Der Steppenwolf, Le Loup des steppes. Cet effet de simultanéité retient l’attention. Heidegger a-t-il lu Le Loup des steppes ?

Dans Le Loup des steppes, Harry Haller, le narrateur, double de Hermann Hesse, entre dans un cinéma avant de se rendre à un bal masqué.

« En flânant je passai devant un cinéma, je vis des enseignes lumineuses et de gigantesques affiches coloriées ; je m’éloignai, je revins sur mes pas et finalement j’entrai. Je pourrais demeurer là bien tranquillement jusqu’à onze heures environ. Conduit par l’ouvreuse avec sa lanterne, je trébuchai dans la salle obscure, je me laissai tomber sur un siège et me trouvai tout à coup en plein dans l’Ancien Testament.

Le film était un de ceux qu’on tourne à grands frais et avec force trucs soi-disant non pas pour gagner de l’argent, mais dans des buts sublimes et sacrés ; les maîtres de catéchisme y conduisent en matinée leurs élèves. On y représentait l’histoire de Moïse et des Israélites en Egypte avec ce grand déploiement d’hommes, de chevaux, « de chameaux, de palais, de splendeurs pharaoniques et de tortures juives dans les sables brûlants du désert.

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Ci-dessus : extrait des Dix Commandements de Cecil B. DeMille. Version de 1923.

Je vis Moïse, coiffé un peu à la manière de Walt Whitman, un magnifique Moïse de théâtre, marchant à grands pas devant les Juifs, appuyé sur son bâton, sombre et tragique. je le vis prier Dieu au bord de la mer Rouge, et je vis la mer se diviser en laissant libre un chemin étroit entre les murs liquides (de quelle façon ? se demandaient avec animation les premiers communiants conduits à ce film religieux par leurs pasteurs), je vis passer le prophète, suivi du peuple craintif, je vis surgir derrière eux les chars du pharaon, je vis les Egyptiens s’arrêter et hésiter au bord de la mer, je les vis s’y risquer hardiment et je vis enfin les flots engloutir le pharaon splendide, cuirassé d’or, et tous ses chars et guerriers, non sans me souvenir d’un admirable duo de Haendel, pour deux basses, où cet événement est magnifiquement glorifié. Ensuite, je vis le Moïse monter sur le Sinaï, sombre héros sur une sombre cime, et Jéhovah lui communiquer les dix commandements, avec le concours de l’orage, de la tempête et des signaux lumineux, cependant que son peuple indigne, entre-temps, dressait au pied du mont le veau d’or et s’abandonnait à des distractions plutôt bruyantes.

Il me paraissait bizarre et incroyable de contempler ainsi les histoires saintes, leurs héros et leurs miracles, qui avaient fait planer sur notre enfance les premières divinations vagues d’un monde surhumain ; il me semblait étrange de les voir jouer ainsi devant un public reconnaissant, qui croquait en silence ses cacahuètes : charmante petite saynète de la vente en gros de notre époque, de nos gigantesques soldes de civilisation. Seigneur mon Dieu ! Pour éviter cette saleté, c’étaient non seulement les Egyptiens, mais les Juifs et tous les autres hommes qui eussent dû périr alors d’une mort violente et convenable, au lieu de cette petite mort sinistrement mesquine et bourgeoise dont nous mourons aujourd’hui. Allons, ça va !

Grâce au cinéma et à son influence, mes résistances secrètes, ma crainte inavouée du bal masqué n’avaient pas diminué, mais s’étaient désagréablement accrues... » (1)

Ce sont Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille, film sorti en 1923, que Harry Haller a vu en 1923. Martin Heidegger a-t-il vu la version muette des Dix Commandements de 1923 ? A-t-il vu plus tard la version parlante de 1956 ?

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Ci-dessus : extrait des Dix Commandements de Cecil B. DeMille. Version de 1956.

En 1940, dans son cours sur Nietzsche, Heidegger fustige les « cinémas kitsch et la lamentable musique radiophonique » qui ont pour effet de « conforter les masses dans leur propre médiocrité » (2), autrement dit, de les soumettre au règne du ready-made, et par là de les détourner de leur voir, de leur entendre, de leur pensée, bref de leur pouvoir-être propre.

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Heidegger a vu en revanche le Rashômon d'Akira Kurosawa, film dont la sortie européenne date de septembre 1951, au festival de Venise.

Dans « D’un entretien sur la parole », dialogue recueilli en 1959 dans Acheminement vers la parole, Heidegger questionne à propos de ce film un Ami japonais.

Évoquant le péril que constitue pour l'Être « la complète européanisation de la Terre et de l’homme », Heidegger parle d'un « éblouissement aveugle, à ce point qu’on ne peut même plus voir comment l’européanisation de l’homme et de la Terre attaque et ronge aux racines tout ce qui est essentiel. Toutes les sources paraissent devoir s’épuiser ».

En 1974, parlant lui aussi de la « falsification généralisée des produits aussi bien que du raisonnement », Guy Debord dira du cinéma qu'il n'est qu'un « moment du faux » (3).

L'ami japonais relève le propos de Heidegger.

Ami japonais — Un exemple frappant de ce que vous dites est le film Rashômon, bien connu dans le monde entier. Peut-être l’avez-vous vu ?
Heidegger — Par bonheur oui. Malheureusement une seule fois. J’ai cru y éprouver ce qu’il y a de fascinant dans le monde japonais, ce qui vous emporte en plein secret. Aussi, je ne comprends pas pourquoi vous donnez précisément ce film comme exemple de l’européanisation qui consume tout. »

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Ci-dessus : Akira Kurosawa. Rashômon. Extrait.

« Ami japonais — Nous autres, Japonais, nous trouvons bien trop réaliste la représentation, par exemple dans les scènes de duel. »

Heidegger s'étonne d'une telle critique. Il dit avoir observé surtout dans Rashômon « des gestes pleins de retenue ». L'Ami japonais commente cette observation.

« Ami japonais — Ce genre de choses peu apparentes et que le regard européen peut difficilement remarquer coule à flots dans tout le film. Je pense à une main calmement posée, en laquelle se rassemble un toucher qui demeure infiniment loin de tout palper et qui ne peut même plus être appelé un geste, au sens où je crois comprendre ce mot dans l’usage qu’en fait votre langue. Car cette main est traversée et portée par un appel qui vient depuis très loin, tout en l’appelant à aller encore plus loin. Cette main repose dans la portée d’un appel qui se porte à elle depuis le calme silence de la paix.
Heidegger — Mais à voir de tels gestes qui sont autres que nos gestes, je ne comprends plus du tout pourquoi vous pouvez prendre ce film comme exemple de l’européanisation...

L'Ami japonais remarque alors que dans la langue de son interlocuteur, le mot « geste » ne dit pas « l'appel » qui se porte dans le geste nippon.

Heidegger — Un Européen ne peut que difficilement comprendre ce que vous dites.
Ami japonais — Certes, et avant tout parce que ce qui est au premier plan dans le monde japonais est tout à fait européen ou, si vous voulez, américain. L’arrière-plan du monde japonais, ou mieux, cela que ce monde est lui-même, vous pouvez en faire l’épreuve, au contraire, dans le théâtre Nō. [...]. Afin que vous puissiez entrevoir, ne serait-ce que de loin, quelque chose de ce qui donne le ton au Nō, j’aimerais d’une remarque vous aider à avancer. Vous savez que la scène japonaise est vide.
Heidegger — Ce vide exige un recueillement inhabituel.
Ami japonais — Grâce à lui il n’est alors plus besoin que d’un geste minime de l’acteur pour faire apparaître à partir d’un rare repos quelque chose de prodigieux. Quand par exemple c’est un paysage de montagne qui doit apparaître, l’acteur lève lentement sa main ouverte et la tient immobile au-dessus des yeux à la hauteur des sourcils. Me permettez-vous de vous montrer ?
Le Japonais lève et tient la main comme il l’a décrit.
Voilà sans contredit un geste dans lequel un Européen aura bien de la peine à se retrouver.
Ami japonais — De plus, le geste repose moins dans le mouvement visible de la main, et pas d’abord dans le maintien du corps.
Heidegger — Si nous avions le bonheur d’arriver à penser les gestes dans ce sens, où irions-nous chercher le propre du geste que vous m’avez montré ?
Ami japonais — Dans un regard, lui-même invisible, qui se porte à la rencontre du vide, que dans le vide et par lui la montagne fasse apparition... » (4)

Ce que Heidegger ne dit pas dans cet entretien et qui reconduit cependant au cœur sa pensée, telle qu'exposée dans Être et Temps en 1927, c'est l'inquiétante étrangeté de la condition humaine, telle que Akira Kurosawa nous la représente dans Rashômon.

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Ci-dessus : Akira Kurosawa. Rashômon. Extrait.

Akira Kurosawa, dans Rashômon comme dans tous ses autres films, se souvient des bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki en 1945 : « Kurosawa y fait très probablement référence lorsque le bandit, lors de son procès, lève ses yeux pensifs vers le ciel, et que le plan suivant montre longuement un gigantesque nuage » (5). Akira Kurosawa se souvient aussi du tremblement de terre du 1er septembre 1923  à Tokyo : « Pour moi, le grand séisme du Kantô fut une expérience terrible, effrayante, mais d’une importance capitale. Il ne me révéla pas seulement la puissance incroyable des forces naturelles, mais aussi les abîmes extraordinaires du cœur humain » (6). Les mortels ni ne se connaissent ni ne se comprennent eux-mêmes.

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Ci-dessus : Ci-dessus : dessin d'Akira Kurosawa. Rashomon.

Heidegger, de son côté, voit dans l'effroi que suscitent la « puissance incroyable des forces naturelles ainsi que les « abîmes extraordinaires du cœur humain », la manifestation actuelle d'une disposition fondamentale qui est l'angoisse, angoisse qui ouvre les mortels à la réalité de leur condition d'étrangers en un monde et d'étrangers à eux-mêmes, voués seulement à la certitude de leur être-pour-la-mort. L'Être est ainsi, d'une certaine façon, un loup pour l'homme ; et le temps, steppes à traverser au-devant du loup. « Et ce que nous sommes, c’est un être jeté au monde pour y mourir » (7). Que dans le vide et par lui la montagne fasse apparition...

Heidegger a-t-il lu Le Loup des steppes ? Il partage avec Hermann Hesse la même aversion à l'endroit de « nos gigantesques soldes de civilisation », et, pis encore, de « cette petite mort sinistrement mesquine et bourgeoise dont nous mourons aujourd’hui », au cinéma comme ailleurs, « en mangeant des cacahuètes ». Il partage également avec Hermann Hesse, qui a dédié en 1922 un roman à Siddharta, une même attirance pour la philosophie orientale : Que dans le vide et par lui la montagne fasse apparition...

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Ci-dessus : Shi Tao (1642-1707 ?). Barques à la porte céleste.

Mais, à la différence de Martin Heidegger qui tient que la mort seule est figure de la vérité, qu'il importe de s'orienter dans la pensée au regard de cette seule vérité-là et par suite de ne se dérober jamais à la requête de cette dernière, Hermann Hesse plaide dans Le Loup des steppes pour une sorte de retour à la vérité des bêtes. « Les animaux sont souvent affreux, mais tout de même plus vrais que les hommes » (8). Ils se prêtent, eux, à la vie comme elle va.

« Tu n’as qu’à regarder un animal, un chat, un chien, un oiseau ou surtout une des belles grandes bêtes au jardin des plantes, une girafe ou un puma. Tu ne peux pas t’empêcher de voir qu’ils sont tous vrais, qu’il n’y a pas une seule bête qui soit embarrassée ou ne sache que faire ni comment se conduire. Elles ne veulent pas te flatter ni t’en faire accroire. Pas de comédie. Elles sont elles comme les pierres, les fleurs ou les étoiles. Compris ? » (9)

D'où, à propos les « choses simples » que Harry Haller, double de Hermann Hesse dans Le Loup des steppes, n'a jamais pris le temps d'apprendre, la leçon de vie dispensée par Hermine à ce « grand bêta » : manger, dormir, user du gramophone ou de la TSF, écouter des standards américains, et surtout, rire et danser !

« — Le gramophone ?
— Mais oui. Tu en achèteras un, tout petit, avec quelques disques...
— Parfait, m’écriai-je, et, si tu réussis vraiment à m’apprendre la danse, tu recevras le gramophone en guise d’honoraires. Entendu ! »
Si je dis cela d’un air détaché, mais ce n’était pas de gaieté de cœur. Je ne pouvais me représenter dans mon cabinet de travail plein de livres cette espèce d’appareil qui ne m’inspirait aucune sympathie, et j’avais aussi bien des préventions contre la danse elle-même. À l’occasion, pensai-je, je pourrais essayer, bien que persuadé d’être trop vieux et trop raide pour ce genre d’exercice. Mais, comme cela, tout de go, c’était par trop précipité, et je sentais monter en moi toute la résistance du vieil amateur de musique raffiné au gramophone, au jazz et aux danses modernes. Faire marcher dans ma chambre, dans mon refuge, dans la cellule de mes pensées, entre Novalis et Jean-Paul, les disques à succès américains et danser à leur musique, non, c’était trop, aucun homme ne pouvait exiger un tel sacrifice. Mais ce n’était pas un homme qui l’exigeait, c’était Hermine. Elle avait à ordonner, moi à obéir. Et, bien entendu, j’obéis. » (10)

Il n'y a certes pas plus d'innocence de la nature qu'il n'y a d'innocence du devenir, comme Akira Kurosawa le donne à penser dans ses films. Mais, si les animaux sont plus vrais que les hommes, les hommes ont, eux, la faculté de laisser à l'humour le soin de faire pièce à leur certitude de la mort et à leur nostalgie de l'innocence dans une âme et dans un corps.

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1. Hermann Hesse. Le Loup des steppes, p. 262 sqq. Trad. Juliette Pary. Calmann-Lévy. 1947.

2. Gesammte Ausgabe. 48. 154.

3. Guy Debord. In Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film La Société du spectacle. Simar Films (1975).

4. Martin Heidegger. « D’un entretien sur la parole ». In Acheminement vers la parole, pp. 130-131. Trad. François Fédier. Gallimard. Paris. 1976.

5. Cf. Pierre Jacerme. « Rashômon ». In Dictionnaire Martin Heidegger, p. 3389. Éditions du Cerf. Paris. 2013.

6. Akira Kurosawa. Comme une autobiographie. Cahiers du Cinéma. Coll. Petite Bibliothèque. Paris. 1997.

7. Françoise Dastur. In « L’angoisse chez Heidegger ». Les nouveaux chemins de la connaissance. France Culture. 2009.

8. Hermann Hesse. Le Loup des steppes, p. 185.

9. Ibidem.

10. Ibid., pp. 187-188.

Pierre Sidoine. Janet’s whim, ou le caprice de Jeannette

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Ci-dessus : Pierre Sidoine. Janet’s whim.

Quand la sculpture tient sa cause finale d'une bouffée de colère, l'œuvre se montre explosive dans sa forme et vengeresse quant au fond.

D'aucuns, d'aucunes, qui ont l'âme chasseresse, se piquent de faire des cartons en Afrique, comme on sait. Il faut à leur tableau de chasse, sinon un éléphant, un lion au moins, dit roi des animaux, ou encore un rhinocéros. Mais à défaut de lion, on peut se rabattre sur un buffle, une espèce de bovidé, pfft ! de la sous-tribu des Bubalina. Reste ensuite à commander au sculpteur l’œuvre qui viendra immortaliser la victime de l’exploit. Pauvre buffle !

— Est-ce un péché ? dit le chasseur, la chasseuse.
Et le sculpteur d’ironiser :
— Non, non. Vous leur fîtes, Chasseur,
                     En les tuant beaucoup d'honneur…

D’honneur en honneur, la commanditaire du buffle-souvenir se fait de plus en plus capricieuse, obligeant le sculpteur à remettre sur le métier chaque jour inlassablement son ouvrage. — Comme ci, comme ça, plus grand, plus fort, plus sauvage, plus naturel en somme !

Ce jour-là, le sculpteur n’en peut plus. Faire et défaire, les caprices l’épuisent. Boutant le feu au cul de son œuvre de fer, Il explose son buffle, quasiment terminé. Exit la commandite. L’œuvre témoigne ainsi de sa liberté recouvrée, ainsi que du scandale des espèces qu’on tue. Le sculpteur a le droit de penser. La sculpture le montre assez.

Il s’agit là d’une pensée du désastre.

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Pierre Sidoine. Mishima

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Ci-dessus : Pierre Sidoine. Mishima 133K. Ferronnerie, puces électroniques, touches de piano, œuf d'autruche. 2018.

C’est la pratique et la philosophie du kendo, dit Pierre Sidoine, qui lui ont inspiré l’idée de créer, après Odysseus 2357, une nouvelle pièce sculptée intitulée Mishima 133K. Reprenant le motif du casque, Pierre Sidoine le transporte ici de la Grèce antique au Japon des années 1970 et par là le rapproche du foyer abyssal qui est en l’occurrence celui de la création contemporaine.

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Pièce majeure du kendo-gu, ou armure du kenshi (pratiquant du kendo), le 面 (men) est un masque pourvu d'une grille couvrant le visage et la tête, les épaules et la gorge, et porté par-dessus un tissu de coton nommé tenugui. La grille du men, appelée mengane, est réalisée en métal ou en céramique.

Au décours des années 1950, Yukio Mishima dit vouloir « s'asseoir sur des meubles rococo, vêtu d'un Levi's et d'une chemise hawaïenne, c’est mon style de vie idéal » ; il voyage en Europe, en Grèce, aux États Unis, et il lit et médite les grandes œuvres de la littérature européenne. Il devient toutefois dans le même temps un expert en kendo, et il se déclare par la suite partisan d’un retour aux valeurs de la culture samouraï. Le 25 novembre 1970, il use de son wakizashi (variante courte du katana (sabre utilisé dans le kendo), pour se donner la mort par seppuku.

Sensible à l’antagonisme des valeurs auxquelles renvoie l’œuvre de Mishima, Pierre Sidoine dit de son propre travail de création qu’il procède du conflit de deux postulations contraires, l’une qui reconduit aux modèles issus de la tradition ancienne, l’autre qui vise au détournement et à la déconstruction de ces derniers. Du détournement et de la déconstruction du masque de kendo, il tire ainsi prétexte à la réalisation d’une sorte d’autoportrait de l’artiste en proie à la crise des valeurs créatrices, partant, au vertige de l’identité.

Sur des formes anciennes, sculptons des choses contemporaines ! Pierre Sidoine s’y emploie de façon qui inquiète. De la forme complexe du masque de kendo, qu’il a initialement débarrassé de sa grille, il ne conserve ici que l’épure, réalisée en ferronnerie. Il revêt ensuite l’épure, d’une mosaïque dont les tesselles sont des puces électroniques, choisies pour leurs couleurs et leur éclat, proche de ceux des émaux. On reconnaît dans le dessin de la mosaïque, de chaque côté du masque, le soleil rouge, qui figurait jadis sur les drapeaux des samouraïs, et qui, allié à l’acier du sabre, a inspiré à Mishima le projet de s’offrir à la mort, conçue paradoxalement comme seule voie d’accès possible au Bien suprême. Par effet d’ironie tragique — de quoi jouer la marche funèbre —, le sommet du masque se trouve marqueté d’une suite de touches de piano, dont le sculpteur n’a conservé que l’ivoire, ou l’os.

Le masque n’est pas vide. Il abrite une face nue, faite d’un œuf d’autruche. Sous le masque dépourvu de grille, cette face nue, ou plutôt ce visage aveugle, se prête sans défense au sabre, ou encore au regard qui sabre. C’est là sans doute une figure du risque que tout artiste endure, et dans l’œuvre même, et dans sa personne, jusque dans le secret de l’intime.

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Dans la ville moche

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Dans la ville moche,
latrine des chiens,
le diable en rit encore,
on lui a piqué son idée :
bassin et stratégie de bassin !
Point le bassin des pauvres,
celui dont se chargeait jadis l'humble confrérie de la Miséricorde,
mais le Bassin Versant Visuel,
comme disent les urbanistes, qui ont la bouche en cul de poule,
— Saint Bassin Versant Visuel, priez pour nous ! —
le bassin qu’on a meublé, de mille et une façons,
façons d'aménagement qui en jette, façon de kitsch post-moderne,
— la Nature a horreur du Vide —
encombré, impedimenté,
de poubelles à n’importe quoi et à crottes de chien,
de panneaux de signalisation qui vous TRUMPent les photos,
de places marquées au sol, templa d’annonce nouvelle,
d’enseignes et de néons, de chaises, de tables, de lampions,
de pots de fleurs qui se balancent, remplis de pétunias,
de jardinières en rondins, façon Canada,
de plaques en lave émaillée, montées sur échasses,
qui fournissent, dit-on, à l'Interprétation
du Patrimoine Local ! — oh ! la bouche en cul de poule ! —
et maintenant que Noël approche,
d'un sapin en fer qui ressemble à un squelette, le jour, quand il est éteint,
de guirlandes de leds entortillées autour de ce qui reste du corps martyrisé des arbres
— des troncs, de tristes troncs —
auxquels on a coupé tous les bras !
Et vous, comment vous porteriez-vous
si l'on vous coupait les bras tous les ans ?

Heureusement il y a eu encore cet automne
des grillons qui rentraient dans nos maisons
— j'en ai eu trois, qui chantaient toutes les nuits dans la cuisine endormie
et qui venaient manger de la salade dans une assiette
pieusement laissée à leur intention.
Et il y a encore des feuilles mortes qui rient et chantent sous nos pas
et qui courent comme des petites folles quand le vent se lève.
Et il y a aussi, partout, l'antique odeur du feu de bois.
Dieu merci, sous ses airs de cagole marcandière,
la petite ville n'a point perdu de son charme
d'antan,
ni la cathédrale, du mystère
de son Minotaure invisible.
Non vulganda concilia prudens...

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